Depuis novembre 2014,à peine un mois après la chute de Blaise Compaoré,Luc Marius Ibriga a été porté à la tête de l’ASCE-LC comme Contrôleur d’État.Depuis son arrivée,l’institution a connu de nombreuses reformes surtout sous la transition. Cependant,des difficultés demeurent dans le fonctionnement de cette institution en charge de faire le contrôle sur la gestion dans les services publics. Entre autres difficultés,le Professeur de Droit à l’université Pr Joseph Ki Zerbo évoque la lenteur du gouvernement à adopter les décrets d’application devant permettre à son institution de fonctionner librement. C’est sans langue de bois que l’universitaire s’est entretenu avec l’équipe de www.libreinfo.net dans son bureau à l’université.
Libre info (Li) On vous a entendu plusieurs fois dire que l’ASCE- LC fonctionne dans l’illégalité
Les retards qui sont imputables à l’ASCE-LC dans la mise en place du conseil d’orientation et aujourd’hui le retard dans l’examen des décrets d’application font que l’ASCE-LC se trouve dans l’illégalité. Selon la loi 035 qui régissait l’ASCE et tous les autres textes sont juridiquement abrogés. Aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous référer à ces textes sur le plan juridique puisque ces textes ne sont pas encore adoptés au niveau du conseil des ministres.
Li : À qui profite cette illégalité ?
LMI : Cette illégalité fait en sorte que notre capacité de travail se trouve forcement limitée.
Je prends simplement le cas où nous ne pouvons pas recruter des enquêteurs ou des assistants de vérification puisqu’il n’y a aucun texte qui les régit pour l’heure. Nous devons recruter une quinzaine d’enquêteurs et une dizaine d’assistants de vérification pour venir appuyer les contrôleurs d’Etat. Ces décrets n’ayant pas été adoptés, on ne peut pas lancer un concours de recrutement de ce personnel.
Il y a également l’organisation interne de l’ASCE-LC qui pose problème dans la mesure où il y a un certain nombre de fonctions nouvelles qui naissent mais, qui ne sont pas organisés dans les détails et c’est le décret portant organisation et fonctionnement de l’ASCE-LC qui devrait le faire.
Par exemple, il est prévu que nous ayons un directeur des ressources humaines (DRH), mais pour l’instant, nous ne pouvons pas en recruter parce qu’il n’y a pas de texte qui l’organise et qui dit à quel niveau le DRH doit être classé.
Aujourd’hui, si on ne prend garde, on va aboutir à une démotivation des contrôleurs d’État et également au fait que ceux mêmes qui veulent venir à l’ASCE-LC n’ont pas une visibilité de ce qui les attends. On ne peut donc pas faire les concours. On a lancé par exemple le recrutement de trois contrôleurs d’État mais je suis certains que beaucoup de gens attendent de voir si les textes sont adoptés pour voir à quelle sauce ils seront mangés pour venir.
C’est pourquoi, je dis que l’ASCE est dans l’illégalité mais, il y a une sorte de fragilisation de l’institution du fait qu’aujourd’hui, il n’y a pas de visibilité quant à la configuration de l’institution telle qu’elle a été prévue par le législateur et telle qu’elle devrait être.
Nous avons été invités à plusieurs reprise par l’ONUDC et par d’autres structures pour venir représenter l’ASCE-LC parce que c’était vraiment une avancée. Nous étions pratiquement l’une des agences anti-corruption à respecter les principes de Jakarta, d’autant que, nous avions inscrit dans la loi organique 082 que dorénavant, le contrôleur général d’État ne sera plus nommé par le gouvernement mais, il sera désigné par appel à candidature par les membres du conseil d’orientation et nommé par le chef de l’État pour un mandat unique de cinq ans. C’est vous dire que tous ces textes ne peuvent pas être mis en œuvre parce que les décrets d’application ne sont pas pris.
Par exemple, pour la désignation du contrôleur général de l’État, le projet de décret a été préparé mais jusqu’à présent, il n’a pas été adopté donc on ne peut pas dire quel est le profil qu’on veut. On ne peut pas dire qu’est-ce qu’il doit avoir comme qualification etc. Donc, on ne peut pas lancer l’appel à candidature pour le recrutement du contrôleur général de l’État.
Li : Est-ce que vous êtes au terme de votre mandat ?
LMI : Moi, je n’avais pas de mandat. Puisqu’avant, le contrôleur général n’avait pas de mandat. Il était nommé et quand l’autorité estimait nécessaire de mettre fin à son mandat, elle le faisait puisque l’institution était sous la coupe du premier ministère. C’est dans ce cadre-là que moi, j’ai été nommé en novembre 2014.
Li : Peut-on dire aujourd’hui que l’ASCE-LC, institution chargée de faire le diagnostic de la gestion dans les services publics est, elle-même malade ?
LMI : Elle est malade du fait qu’elle n’a pas tous les outils nécessaires pour son fonctionnement.
Li : Aujourd’hui, êtes-vous légitime pour faire un contrôle dans les institutions d’État ?
LMI : Notre légitimité est une légitimité de fait, qui vient de la carence du gouvernement à adopter les textes. Ce n’est pas le fait de l’ASCE-LC. Ce faisant, le gouvernement ne peut pas nous tenir rigueur de faire le contrôle dans la mesure où il n’a pas encore adopté les autres textes.
Li : Cela voudrait-il dire que n’importe qui dans la société burkinabè peut vous attaquer ou attaquer vos rapports en justice parce que vous fonctionnez dans l’illégalité ?
LMI : Non, dans la mesure ou celui qui est contrôlé en premier lieu, c’est le gouvernement. En plus, il y a des dispositions dans la loi organique qui n’ont pas besoin de décrets d’application.
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Li : Parlons de délit d’apparence. On a vu l’ancien ministre de la défense Jean Claude Bouda et Éric Bougma qui avaient été dénoncés. Quel est l’état de la situation à ce jour ?
LMI : Nous avons suites aux dénonciations et aux révélations de la presse, écrit au premier ministre pour lui demander de dire aux deux ministres de nous faire le point de leurs investissements. Nous l’avons fait sur la base de l’article 18 de loi anti-corruption qui dit : ceux qui déclarent leurs patrimoines s’ils ont des réalisations, des modifications de leurs patrimoines, qui dépassent 100% de leurs revenus licites imposables, ils doivent déclarer à tout moment à l’ASEC-LC. Or, ces deux ministres n’ont pas fait cette déclaration. Les ministres, si vous calculez leurs revenus imposables, les bâtiments qu’ils ont eu à faire dépassent 15 millions.
Li : Vous voulez parler d’Éric Bougouma et Jean Claude Bouda?
LMI : Oui, nous les avons interpellés en passant par le premier ministre. Certes, nous pouvons nous adresser directement à eux, mais comme ils sont dans un gouvernement, nous avons pris le soin de saisir le premier ministre qui à son tour, leur a demandé de faire leurs rapports à l’ASCE-LC. Nous avons reçu les rapports de l’un et de l’autre et on a trouvé qu’il y a des éléments de précisions que nous voulons. Nous les avons relancés et ils ont apporté les éléments. Actuellement, les contrôleurs d’État sont en train de vérifier puisque, nous avons fait des réquisitions et autres au niveau des banques pour avoir des informations sur leurs ressources. Et nous allons vérifier par rapport à ce que les autres ont dit pour voir comment ils ont pu réunir cet argent. Quand nous allons finir, nous allons adresser un rapport au procureur du Faso. Sur cette base, il sera au procureur du Faso de voir s’il décide de poursuivre ou d’arrêter les poursuites.
Li : Est-ce que vous pensez qu’il peut y avoir des cas de blanchiment de capitaux dans la situation des deux ministres parce que, ces derniers temps, on entend beaucoup parler de ce phénomène avec la justice ?
LMI : Oui, je pense que les blanchiments de capitaux existent. Nous avons été saisies à propos d’un certain nombre de cas de blanchiment, et nous avons investigué là-dessus. Ce qui a démontré qu’il y a des blanchiments de capitaux qui quittent le Burkina Faso pour aller se mettre dans des paradis fiscaux et même des ressources dont la provenance n’est pas claire.
Maintenant, le problème avec le blanchiment d’argent, c’est que la plupart des capitaux ne se trouvent pas sur le territoire burkinabè. Donc, il y a une nécessité de la localisation de cet argent et pour cela, il faut passer par des bureaux d’intelligence économique qui vont faire les recherches. Or, ces bureaux coûtent chers. Après l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014, il a été mis en place une cellule des biens mal acquis, nous avons pris attache avec plusieurs bureaux d’intelligence économique mais, le coût par personne est très élevé. Pour la simple identification, ça court entre 30 et 50 millions.
Li : Avant qu’on n’aborde ce sujet, revenons sur le cas précis des deux ministres. Est-ce qu’aujourd’hui, le portefeuille qu’ils occupent l’un en tant que ministre des infrastructures et l’autre en tant qu’ancien ministre de la défense, constituent des portefeuilles fragiles auxquels les blanchiments d’argent sont faciles ?
LMI : Il y a la possibilité puisque, ce sont des ministères dans lesquels il y a beaucoup d’argent qui circule. Le ministère des infrastructures avec la construction des routes et autres, et le ministère de la défense ces derniers temps, où le Burkina Faso a décidé de s’équiper en armes pour faire face à l’insécurité. On a vu en Afrique du Sud avec Jacob Zuma que dans les achats d’armes et autres, il peut se passer des problèmes de blanchiment ou de surfacturation etc. Ce qui nous importe, c’est que les intéressés nous donnent l’explication plausible sur la provenance de l’argent qui a servi à leurs investissements.
Li : On avait également appris que le Burkina a passé une commande d’armes avec la Russie. Certains n’avaient pas hésité à dire que c’est dans l’achat des armes que certains auraient fait fortune. Si aujourd’hui, c’est avéré, est-ce que Jean Claude Bouda seul doit être entendu ? Est-ce qu’il n’y a pas lieu de pousser l’investigation plus loin ?
LMI : Normalement, on devrait voir tous ceux qui sont impliqués dans ce commerce d’armes et l’investigation va au-delà. Pour commencer une investigation, il faut partir d’un fait, pour pouvoir établir des ramifications. C’est pour cela nous avons demandé au niveau de l’ASCE-LC, que nous soyons équipés d’un certain nombre de logiciels qui existent aujourd’hui et qui permettent de construire le diagramme d’une personne sur la base des communications qu’elle a. C’est de construire son réseau et pouvoir ainsi aller plus vite dans l’investigation.
Li : Est-ce que votre institution aujourd’hui arrive à contrôler le ministère de la défense, on n’a pas encore vu un rapport qui parle de la gestion au niveau du ministère de la défense ?
LMI : Un des problèmes que nous posons chaque fois au gouvernement, est la question du secret défense. Normalement, nous sommes fondées pour contrôler l’utilisation de l’argent public. Or, quand nous sommes en contrôle au ministère de la défense, on nous sort chaque fois le secret défense. Et quand nous demandons les documents légaux qui montrent que tel ou tel aspect financier tombe sous le coup du secret défense, on dit c’est comme ça.
Voilà pourquoi nous avons à chaque fois interpellé le gouvernement à ce qu’il y ait une définition claire du secret défense pour permettre à ce qu’on puisse faire le contrôle.
C’est la gestion de l’argent public qui importe, nous ne cherchons pas à savoir si vous avez acheté un missile ou quoi ! C’est savoir si la procédure d’utilisation de l’argent public est légale. Ça, c’est un.
Nous avons écrit au président du Faso pour lui dire que l’augmentation du budget de la défense devrait s’accompagner d’un contrôle plus serré de l’utilisation de cet argent.
Lors de l’attaque de l’état-major, le soldat qui était de garde a vu son arme enrayée et quand on gratte un peu, il s’avère que ce sont des armes qui ont été achetées à dans un pays où les armes ne supportent pas la chaleur.
Donc, on est là, et si on ne fait pas attention, on risque d’investir beaucoup d’argent et à l’arrivée, ne pas avoir les résultats escomptés. On risque fort bien de retomber dans la même pratique qu’on a vu et qui est réelle, de ces gilets pare-balles qui ont été commandés avec surfacturation par le ministère de l’administration territoriale (sous le régime Compaoré Ndlr) et qui n’avaient rien de gilets pare-balles. Ça veut dire que plus on investit de l’argent, plus on doit investir pour que le contrôle soit de qualité et que l’État soit gagnant dedans.
On a eu une période ou véritablement on a laissé la haute hiérarchie de l’armée se lancer dans les affaires commerciales et autres, ce qui fait qu’on se retrouve aujourd’hui avec un problème fondamental de conflit d’intérêt.
Je ne sais pas s’ils sont toujours aux affaires mais, un certain nombre avait des camions qui transportaient du carburant, etc. Ce qui n’est pas normal. C’est même un des problèmes de la fonction publique. Mais, on les laisse faire, et on se retrouve dans une situation où il y a des conflits d’intérêts immenses dans la mesure où on peut créer une petite société de reprographie où on envoie toutes les affaires du ministère, pour qu’on fasse la reprographie.
Ça appartient à madame, où à une cousine, tout cela supposerait qu’on puisse faire des investigations. Mais pour faire ces investigations, ça suppose que non seulement vous avez du personnel et des moyens.
Aujourd’hui, l’État burkinabè perd beaucoup d’argent. Dans le cas du carburant, il y a la fraude massive qui fait perdre à l’État et à la SONABY, le monopole n’est plus respecté. Aujourd’hui, il y a toute une chaîne de corruption qui existe, qui laisse passer des camions.
Li : Sur quelle base vous dites ça ?
LMI : Nous avons eu des dénonciations qui nous ont été faites. Mais c’est un système dans lequel, il vous faut avoir un certain nombre de moyens pour pouvoir confondre les gens.
Li : Aujourd’hui, est-ce qu’il est exclu que dans l’affaire charbon fin, on puisse retrouver des membres du gouvernement où d’autres personnes qui soient impliquées d’une manière ou d’une autre, dans ce genre de commerce ?
LMI : C’est une affaire qui est en justice et en tant que responsable de l’ASCE-LC, je ne dois pas parler de cela. La loi nous dit que dès qu’une affaire est pendante en justice, l’ASCE-LC est dessaisie de ses compétences. Voilà pourquoi, dans l’affaire du charbon fin, vous n’avez pas entendu parler de l’institution parce que, une foi que le juge est saisi, à moins que ce soit le juge qui nous a saisi et qui nous demande de faire une investigation.
Les insuffisances de la loi sur la déclaration des bien et le délit d’apparence
Li : Il semble qu’il y a des limites dans la loi délit d’apparence et également la déclaration des biens. Quelles sont ces limites ?
LMI : Par ordre d’importance, ce sont les limites procédurales. Par exemple, pour le délit d’apparence, on dit si le patrimoine accrût de 5% de ses ressources licites. Il y a un problème parce qu’il faut connaitre les ressources de la personne pour savoir si c’est accru plus que 5%. Voilà pourquoi dans l’affaire des deux ministres, nous ne sommes pas partis au départ sur le délit d’apparence. Nous sommes parties au départ sur la non-déclaration de l’article 18 qui stipule que si vous avez un changement de votre patrimoine qui est plus de 100% de votre revenu annuel imposable, vous devez déclarer.
Li : Combien vous a coûté ce travail ?
LMI : Assez cher ! Pour faire l’expertise immobilière pour évaluer l’immeuble qu’on attribuait à Éric Bougouma, c’était près de 800 mille et pour l’autre, c’était près de trois millions. A cela, il faut ajouter d’autres investigations que nous faisons qu’on peut estimer aujourd’hui à plus 15 millions de franc CFA. En plus de la procédure, il y a le problème de moyen. C’est vrai qu’il y a l’inversion de la charge des preuves, c’est à celui qui est mis en cause de prouver que c’est licite. Pour qu’il prouve que c’est licite, il faut que vous aussi, vous ayez les éléments pour pouvoir contester ce qu’il dit.
C’est vrai qu’il y a l’aspect pédagogique qui veut que celui qui déclare son bien soit tenté d’être plus regardant par la manière dont il a acquis ce bien. Mais au-delà de ça, il faut que vous ayez la capacité de vérifier. Si je prends ce que nous avons vu dans le cas des deux ministres, l’expertise a couté près de 5 millions pour chaque personne. Vous imaginez si nous allons faire l’expertise au plan immobilier pour l’ensemble des acteurs, ça fait plus de 13 mille personnes et vous voyez un peu ce que ça peut coûter.
La chance pour les deux ministres, c’est que ce n’était pas loin. L’un c’est à Manga et l’autre c’est à Zorgho. Si vous avez quelqu’un qui a un logement à la frontière de la Côte d’Ivoire par exemple, les prix aussi vont augmenter. Ça suppose donc qu’il y ait soit des expertises mise à la disposition de l’ASCE-LC, soit qu’on mette les moyens pour cette expertise. Or, pour l’heure, ces moyens n’existent pas.
Propos recueillis par :
Albert Nagreogo et Siébou Kansié