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[Entretien] Burkina Faso: les délégations spéciales sont elles des opportunités ou un frein au développement local? réponse avec Hermann Doanio

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Le mardi 1er février 2022, le Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration (MPSR) a pris un décret mettant fin aux mandats des collectivités territoriales. En remplacement de ces organes, il a été demandé à chaque gouverneur de région de procéder à la mise sous délégation spéciale de ces collectivités territoriales. Que faut-il entendre par délégation spéciale ? Comment se fait la gestion budgétaire de la commune ? quelles sont les prérogatives des délégations spéciales ? Dans un entretien avec Libreinfo.net, Hermann Doanio, expert en finances publiques, secrétaire exécutif du Centre d’étude et de recherche appliquée en finance publique (CERA-FP) répond à ces questions.

 

Interview réalisée par Tatiana Kaboré et Yasmine Niaoné (Stagiaire)

Libreinfo.net : Quelle est votre appréciation par rapport à l’arrivée des délégations spéciales ?

Hermann Doanio : les délégations spéciales sont une forme de gestion des collectivités territoriales en temps de crise ou en temps anormal. Ces délégations spéciales constituent l’essentiel des organes délibérant des collectivités territoriales. Qui dit collectivité territoriale c’est les communes et les conseils régionaux qui ont été dissous au regard de la situation intervenue le 24 janvier, donc à travers la prise du pouvoir d’État par les armes.

Libreinfo.net  : Est ce que les délégations spéciales sont une opportunité pour les communes ?

Hermann Doanio: Là où les délégations spéciales peuvent représenter une « opportunité », c’est parce qu’elles sont apolitiques. A travers les élections, on a toujours rencontré des difficultés au niveau des conseils municipaux c’est-à-dire, il y a toujours de petites crises qui naissent souvent de la rivalité entre les partis politiques qui constituent donc l’organe du conseil municipal.

Alors qu’au niveau des délégations spéciales vous avez des acteurs qui vont être désignés, coptés et qui n’ont pas d’appartenance politique affichée mais qui aussi vont gérer la commune pour ne pas traîner les casseroles après. C’est purement des techniciens donc il n’y a pas de velléités d’accaparer des ressources de la commune. Et ce sont des gens qui gèrent en toute connaissance de cause en connaissant les procédures mais aussi en voulant respecter au maximum les règles de la gestion publique ce qui fait qu’à ce niveau on peut dire que les délégations constituent une opportunité pour les communes d’assainir un peu la gestion publique.

Libreinfo.net : Que prévoient les textes pour ces différentes délégations spéciales ?

Hermann Doanio: C’est principalement le décret 2013 qui consacre la mise en place des délégations spéciales. Vous allez voir beaucoup plus de service technique déconcentré, on essaie de mobiliser les forces vives. Vous allez avoir la chefferie coutumière, les religieux, la société civile etc..

Quand je regarde par exemple cette composition, je vois qu’il y a une cacophonie à l’intérieur parce que pour quelqu’un qui est là pour contrôler l’action publique, si à un moment donné on l’intègre dans la gestion quel rôle de contrôle de l’action publique il peut encore faire ?

Si les préfets qui sont en charge de présider ces délégations spéciales montrent l’exemple cela peut être bien vu et peut être porteur d’espoir.

Libreinfo.net : Faut-il réviser les budgets communaux ?

Hermann Doanio: Par rapport à leur exécution ou à leur gestionnaire qu’on appelle ordonnateur c’est quelque chose qu’il faut déjà faire. Rien qu’en changeant le nom puisque ce ne sont plus les maires, ils seront désormais les PDS (présidents des délégations spéciales) cela implique déjà une certaine révision.

Ils sont là pour conclure les engagements qui ont été contractés par la commune donc par les maires précédents. Et c’est justement sur ce chantier là qu’on les attend, mais ils ne sont pas là pour engager d’autres chantiers de développement parce que la population ne leur a pas confier leur développement. Mais si on est en train de construire une école que le maire précédent avait déjà engagé, le préfet à l’obligation de poursuivre les travaux jusqu’à l’achèvement de l’école.

L’autre aspect c’est de pouvoir gérer les salaires, trouver l’argent dans la commune à travers les impôts et les taxes locales et de pouvoir prendre en charge, les charges salariales. Il y a toujours la délivrance d’acte administratifs tel que les extraits de naissance, les légalisations et ça aussi le préfet doit l’assurer avec l’ensemble de la délégation spéciale.

La priorité pour le préfet et pour la délégation spéciale c’est d’assurer les affaires courantes. A travers même cette instabilité que les populations vont vivre ça sera difficile de pouvoir recouvrer assez d’argent pour impulser le développement donc c’est comme si vraiment on gérait à minima les communes.

Libreinfo.net : Quels sont les pouvoirs des délégations spéciales en ce qui concerne l’exécution des budgets communaux ?

Hermann Doanio: Ils ont les mêmes pouvoirs que les maires avaient, c’est-à-dire ils vont ordonnancer, ils vont contractualiser, ils vont exécuter, ils vont payer. Mais ce que je dis, c’est qu’ils ne peuvent pas mettre en place une action qu’eux même ont pensé parce que ce n’est pas leur rôle.

Donc, ils ont les mêmes pouvoirs sauf qu’au-delà c’est à dire en termes de coudées franches, ils n’ont pas les mêmes coudées franches que les maires dans les actions de développement.

Libreinfo.net : Quelles sont les limites de ces délégations dans la mobilisation des recettes ?

Hermann Doanio : Ils n’ont pas de limite en tant que telle s’il y a de la matière fiscale au niveau des communes, ils doivent mobiliser cette matière. Cependant, les limites peuvent être la réticence par exemple des populations. Ça peut être aussi le fait que beaucoup d’activités sont au ralenti et les populations n’ont plus les revenus pour être imposées.

Si on n’arrive pas à développer des initiatives au niveau local pour faire fonctionner ou rassurer la population vous allez voir par exemple qu’au niveau des marchés, il y a de moins en moins de personnes.

Ensuite, il n’y a pas une émulation au niveau des délégations spéciales. C’est comme si on vous demande de préserver la commune en attendant que les choses reviennent à la normale.

Alors que si c’est juste préserver la commune on n’a pas besoin d’aller mobiliser énormément de ressource, c’est mobiliser les ressources pour pouvoir prendre en charge les salaires et autres. Donc ce sont des choses qui viennent limiter un peu la mobilisation des recettes locales au niveau des préfets et des délégations spéciales. Mais si à un moment donné la période de Transition dure, il faudra qu’on passe à une autre approche. Par exemple, si on a jusqu’à deux ans, on ne peut pas faire attendre les besoins de la population dans les domaines sociaux : éducation, santé, approvisionnement en eau potable et autres sur deux ans.

Ça peut se comprendre sur une année, mais sur deux ans dès que le préfet sera amené à élaborer un budget il va falloir qu’il imprime le système en marche, qu’il imprime une certaine dynamique de développement. Donc il y a aussi la question de la durée de la transition qu’il faut mettre en avant. Il faut changer l’approche, il faut changer le paradigme, il faut commencer à donner des coudées franches aux PDS (présidents des délégations spéciales) pour pouvoir gérer les délégations spéciales et aussi impulser le développement à la base.

Libreinfo.net : Donc ça veut dire que si ça va au-delà de deux ans on doit leur donner plein pouvoir ?

Hermann Doanio: On doit leur donner les pleins pouvoir parce qu’au-delà de deux ans vous êtes pratiquement dans une gestion, même si c’est anormal de l’État. Vous êtes dans une gestion de l‘économie qui ne peut plus attendre donc une gestion urgente de l‘économie parce que les populations ont des besoins. On va terminer par exemple les écoles que les maires ont engagé. Ce sont les premiers actes que les délégations spéciales vont poser.

Mais si à un moment donné on demande même aux préfets et à leur délégation spéciale d’élaborer des budgets qui vont servir à développer la commune ils ne peuvent plus se contenter de délivrer les extraits de naissance, ils ne peuvent plus se contenter de légaliser les papiers.

Même les actes que le maire avait engagé qu’ils ont achevés sont déjà achevés, donc il faut encore qu’ils donnent un visage au développement. Et c’est ce visage qu’ils doivent donner qui va les amener à inscrire les activités au regard des besoins des populations.

Libreinfo.net : Avec cette situation notamment le coup d’Etat, Comment vont se comporter les partenaires techniques et financiers ?

Hermann Doanio: Quand ils approchent les communes pour les accompagner, ils s’asseyent sur des principes. Le premier principe qu’ils ne transgressent jamais c’est le principe de la gestion démocratique du pouvoir.

La gestion démocratique veut dire que c’est des élus du peuple. Les élus du peuple sont des gens qui ont été mandatés par voie électorale pour gérer le pouvoir local. Dès qu’on dissout les conseils qui ont été mis en place à travers des élections, les partenaires ont pour comportement le retard.

Donc du coup, ils mettent en suspend tous leurs accompagnements, donc ça aussi c’est une manne financière que les communes perdent sur une période. Cette manne financière peut être restaurée si la période de la transition n’est pas très longue. Si elle est très longue, les partenaires peuvent tolérer qu’elle soit sur une année parce que c’est au regard d’une situation que par exemple le pouvoir ayant changé et qu’on tombe dans un régime d’exception qu’on aille aux délégations spéciales.

Mais quand ça va au-delà d’une année les partenaires se disent mais attendez, ce pays-là n’est pas démocratique. La gestion du pouvoir dans le monde actuel c’est la démocratie. Donc les partenaires vont se dire que le Burkina n’est pas encore engagé pour le développement mais y a d’autres pays. Donc ils rappellent leurs fonds et ils vont aller dans les autres pays.

Ce que la délégation spéciale peut gagner ce sont les fonds qui ont déjà été engagés. Par exemple si un partenaire avait déjà viré son argent pour la construction d’une école et que l’école a été entamée avec les contrats signés avec les partenaires tels que les entrepreneurs et autre on laisse ça jusqu’à la fin. Mais les ressources qui n’ont pas encore été engagées sont rapatriées par les partenaires et leur gestions décidés au niveau du partenaire ce qui fait que du coup y a une perte sèche.

Libreinfo.net : Quel est le taux de pourcentage d’intervention des partenaires techniques et financiers dans un pays comme le Burkina ?

Hermann Doanio: au niveau du Burkina on a des partenaires qui interviennent dans le domaine de l’investissement économique à hauteur de 30% voire 40%. 40% des investissements sont financés par les partenaires donc du coup s’ils se retirent on perd environ 40% des ressources que nous devons investir dans l’économie dont la construction des infrastructures routières et autres. Au niveau des collectivités territoriales c’est pratiquement les mêmes montants et pire encore on peut même élargir un peu la palette. Ce sont des partenaires qui viennent accompagner de façon volontaire le développement du Burkina.

Mais il y a d’autres partenaires qui viennent avec des prêts, d’autres viennent aussi investir et attendent un retour sur investissement tels que par exemple les sociétés minières et autres. Donc ce sont des investisseurs étrangers qui viennent, la situation étant confuse au Burkina actuellement, aucun investisseur étranger ne va venir investir encore au Burkina parce que le risque pour les investissements que ces gens vont réaliser est très élevé.

Du coup on va avoir des investisseurs qui vont se retenir, ça fait des recettes que le pays perd, ça fait des bénéfices pour les populations que le pays perd. Donc quand on met tout ça ensemble c’est à dire qu’aujourd’hui on peut estimer au bas mot à 60% des investissements qui ne seront pas concrétisés.

Mais le fonds minier qui n’a pas déjà été engagé va dormir dans les comptes au Trésor mais pendant ce temps les populations ont des besoins qui ne seront pas satisfaits.

L’autre aspect c’est que les mines aussi vont un peu réduire les densités de leurs activités donc vous avez des effets d’entrainement qui existaient sur l’économie locale par exemple on parle de la fourniture locale ou on contractualise avec des entreprises au niveau local pour pouvoir faire la restauration, l’électricité faire un peu les petits travaux dont ces entreprises ont besoin.

Mais s’ils ralentissent leur niveau d’activité du coup ils vont plus commander autant donc l’eau, la viande et autres. Ça fait des pertes pour l’économie au niveau des collectivités.

Libreinfo.net : Il y’a souvent des communes qui ont des partenariats avec d’autres communes à l’extérieur notamment le jumelage mais avec l’arrivée des délégations spéciales comment ces questions de jumelage vont se passer, seront-elles suspendues ou bloquées?

Hermann Doanio: C’est suspendu. Pour la simple raison qu’on est plus en démocratie. Donc tous les gains de jumelage on les suspend sinon on les perd même à la longue. Je prends le cas où la commune sœur qui par exemple en France qui fonctionne selon des règles démocratiques ne comprend pas la situation. Elle ne peut pas fonctionner avec une administration qui n’est pas démocratique, qui n’est pas élue. C’est une administration communale qui n’est pas élue donc elle ne sait pas sur quelle base ils vont établir le partenariat donc les bases sont déjà faussées à ce niveau. Ils suspendent jusqu’à ce qu’il y ait un rétablissement.

Et le rétablissement de l’organe délibérant élu n’appelle pas forcément la levée de la suspension, il faut que le maire qui va être élu fasse l’approche encore vers cette commune sœur qui est en France. Sans oublier qu’aujourd’hui il y a beaucoup de salive, beaucoup de réflexion autour de la collaboration entre même les pays du Sahel et d’autres pays européens. Donc ce qui fait qu’il y a une certaine incertitude et cette incertitude peut amener même à rompre carrément le jumelage.

Il ne faudrait plus jamais qu’on connaisse un coup-d ’Etat. Parce qu’un coup d’Etat plombe tout le développement. Aujourd’hui, il y a une répercussion terrible sur les activités que nous menons à cause de la situation.

Imaginez qu’actuellement on a une famille sous les bras, on gère la famille comment ? Au niveau des collectivités, ce sont les organes délibérants, les conseils municipaux qui avaient pris un peu l’engagement de doter certaines couches vulnérables de la population de céréales. Aujourd’hui les PDS (présidents des délégations spéciales) ne peuvent pas le faire, ce n’est pas leur rôle. Il exécute les budgets et les affaires courantes mais il ne peut pas le faire.

Il ne gère que juste les salaires et les affaires courantes de la mairie pour l’instant. Donc l’exécutif local se résume au préfet qui n’est même pas à la mairie qui est encore à la préfecture. Puisque les bureaux des maires sont sous scellés.

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