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Tribune : Crise sécuritaire au Sahel, pourquoi peut-on dire que la France a tapé poteau ?

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Ceci est une tribune du Dr. Jean-Baptiste GUIATIN Conseiller des affaires étrangères.

C’est un véritable euphémisme que de dire que la crise sécuritaire au Sahel a profondément bouleversé les relations entre la France et ses anciennes colonies au sud du Sahara. Jamais dans les relations franco-africaines a-t-on vu une telle fronde contre la France. Une véritable séance de tirs groupés !

Permettez-nous de vous épargner des détails de cette fronde. Dénonciations des accords de défense, retrait des troupes françaises, mise à mort du G5 Sahel (organisation multilatérale portée par la France et censée coordonner la lutte contre le terrorisme), guéguerre communicationnelle dans les médias, etc.

Certes, on peut citer le cas exceptionnel de Sékou Touré de la Guinée Conakry faisant cavalier seul dans sa volonté de s’émanciper de la tutelle française.

D’autres cas de moindre envergure peuvent aussi être cités : le retrait du Mali et de la Mauritanie de la zone monétaire du franc CFA, le refus de certains présidents africains d’accepter des bases militaires françaises sur leur territoire, le refus du président camerounais Ahmadou Ahidjo de s’embarquer dans l’aventure biafraise, etc.

Mais, tout cela a peu de chose en commun avec la fronde que l’on vit actuellement au Sahel. Situation que la théorie de la stabilité hégémonique nous permettra de mieux comprendre.

Partie I : La théorie de la stabilité hégémonique ou la force d’un Etat au service d’une sécurité collective

La solidité et la consistance de cette fronde interpellent. Les militaires, qui ont chassé du pouvoir les autorités considérées légitimes par la France, puissance tutélaire, sont toujours là, n’en déplaisent à certains pundits qui ne vendaient pas cher leur peau.

Par conviction ou par opportunisme, ces nouveaux maîtres snobés par l’ancienne puissance coloniale sont là. Pourquoi cela ? Y a-t-il des facteurs objectifs qui pourraient expliquer ce face-off entre la France et les trois pays sahéliens – Burkina Faso, Mali, Niger – durement touchés par l’insurrection djihadiste depuis les années 2010 et maintenant coalisés dans une alliance de défense appelée Alliance des Etats du Sahel (AES) ?

Il est peut-être prématuré de répondre à cette question tant la situation sécuritaire au Sahel évolue. Mais, c’est qui est sûr c’est qu’il existe des modèles théoriques dans la littérature scientifique des relations internationales que l’on peut utiliser à bon escient dans notre soif de comprendre ce qui se passe actuellement dans la maison franco-africaine.

Et cette grille d’analyse est la théorie de la stabilité hégémonique. Il est inutile de dire que celle-ci a plusieurs variantes en fonction des différentes écoles de pensée en relations internationales.

Ainsi, les écoles classiques des relations internationales n’ont pas la même conception de la stabilité hégémonique que les néo-Gramsciens de tendance marxiste, eux qui insistent sur les rapports de domination entre classes sociales dans un pays donné à une époque donnée.

La variante de la théorie de la stabilité hégémonique que nous allons utiliser ici se réfère à l’école classique des relations internationales, et se subdivise en deux sous-variantes : l’hégémonie idéologique et l’hégémonie stato-centrée.

L’hégémonie stato-centrée (étatique) signifie que dans une région donnée sur une période donnée un Etat ou une entité politique exerce une domination claire sur les autres. Cette domination se réalise en combinant les moyens coercitifs (force militaire) et persuasifs (les idées, la culture, le soft power) (Worth, 2015).

C’est ce type de domination hégémonique étatique qui a existé dans la Grèce antique quand les Cités-Etats se rivalisaient pour s’imposer les unes aux autres, rivalité essentiellement militaire dont parle le général grec Thucydide dans son ouvrage classique La Guerre de Péloponnèse.

Il est plus que nécessaire de faire remarquer que cette domination doit être consentie pour être efficace. Autrement dit, l’Etat qui exerce cette hégémonie (mondiale ou régionale) doit s’évertuer à faire accepter sa domination en utilisant tous les moyens à sa disposition.

Mais, il doit aussi s’assurer qu’il assume bien ses devoirs envers les Etats ou entités politiques qui ont accepté sa domination. Et son principal devoir est de veiller à la sécurité collective de tous les membres de la coalition qui a accepté son hégémonie.

Une fois cette responsabilité assumée, l’Etat dominant se voit accorder de facto son statut d’hégémon. Ce statut durera aussi longtemps qu’il pourra assumer cette principale responsabilité de garant de la sécurité collective.

Implicitement, cela veut dire que le refus ou l’incapacité d’assumer cette responsabilité marque le début de la fin de l’hégémonie de l’Etat dominant en question.

Dans l’histoire récente, on peut citer la domination britannique au 19ème siècle, celle américaine après la chute du Mur de Berlin, ou la tentative russe de se réimposer en Europe de l’Est en s’opposant à l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) avec comme corollaire la guerre actuelle en Ukraine, etc.

Il faut préciser que l’hégémonie étatique peut être mondiale comme le cas américain actuellement, ou régionale comme le cas de la France dans ses anciennes colonies en Afrique noire à la suite de la décolonisation opérée dans les années 1960.

Partie II : La France comme puissance hégémonique régionale défaillante au Sahel

Il est peut-être judicieux de faire quelques rappels historiques permettant de comprendre la domination française en Afrique noire. Commencée officiellement autour des années 1860 aux bords du fleuve Sénégal, la colonisation française va couvrir tout le Sahel de son manteau quatre décennies plus tard après la bataille de Kousséri un certain 22 avril 1900 au bord du Lac Tchad qui marque la défaite de l’une des dernières résistances africaines.

Une véritable machine de mission civilisatrice va se mettre en place pour transformer les populations africaines à l’image de la France, la patrie-mère : c’est la fameuse politique assimilationniste dont les succès ont surpris même ses initiateurs (Chipman, 1989).

Mais, comme l’homme propose et les vicissitudes du système international disposent, en 1945 la France comme tous les pays européens, sort de la Seconde guerre mondiale, fortement affaiblie.

La grogne gagne ses colonies avec le retour des fameux tirailleurs sénégalais et de quelques intellectuels africains qui avaient pris le temps d’user leurs fesses sur les bancs des écoles normales et des universités françaises. Pour contenir cette grogne le Général de Gaulle, l’homme du 18 juin 1940, accepte de décoloniser pour mieux rester.

A la suite de la décolonisation et des indépendances des années 1960, des accords de défense et de coopération sont scellés entre la France et ses anciennes colonies d’Afrique noire, lesquels accords, dans leur essence, consacrent l’hégémonie de la France dans tous les secteurs de la vie socio-politique de ces nouveaux pays indépendants.

Mais, la contrepartie de cette hégémonie était que la France devait veiller à la stabilité et à la sécurité de ces Etats africains. Par exemple, les accords de défense stipulaient que la France devait venir au secours des pays africains en cas d’agression extérieure.

C’est dans cet esprit que la Côte d’Ivoire de Laurent Gbagbo a fait appel à la France en 2002 quand une rébellion a éclaté dans son pays. De même en 2012, le Mali fera appel à la France pour contrer l’avancée des troupes djihadistes vers Bamako.

L’intervention française au Mali en 2012 va connaitre au moins trois séquences selon un journaliste français : l’enchantement (euphorie) culminant avec la visite du président français François Hollande à Tombouctou libéré des djihadistes en 2013, puis l’enlisement avec l’opérationnalisation de l’Opération Barkhane, et enfin le désenchantement avec le retrait des troupes françaises de Bamako, puis de Ouagadougou et enfin de Niamey.

Si la première séquence semble se passer de commentaires, les deux autres devraient au moins retenir l’attention de tout observateur avisé de la situation sécuritaire au Sahel.

L’Opération Serval a connu un succès franc dans la mesure où elle a atteint son objectif : stopper l’avancée des troupes djihadistes vers la capitale malienne Bamako. Elle a, selon la presse nationale et internationale, cédé sa place à une autre opération militaire – Opération Barkhane – avec un autre objectif : débarrasser le Sahel de ses djihadistes.

C’est là que les choses ont commencé à coincer en ce sens que plus le temps passe plus la situation sécuritaire se détériore dans la bande sahélo-sahélienne avec son lot de morts, de déplacés internes. Pis, la situation s’est métastasée, tel un cancer, sur tout le corps sahélien ; et les pays côtiers comme la Côte d’Ivoire, le Togo, le Bénin et le Ghana commencent à craindre pour leur sort.

C’est l’enlisement dans les sables fins du Sahel. D’une opération militaire à une autre, la situation reste inchangée, voire même se détériore ; tout cela en dépit de la multiplicité des acteurs et des stratégies de sortie de crise.

La grogne commence à gagner les casernes africaines, et les régimes démocratiquement élus en place commencent à tomber, les uns après les autres, comme des mangues mûres. C’est l’expression d’un désenchantement porté par une large frange des populations africaines qui ne savent plus à quel hégémon se vouer.

Le sentiment anti-français, d’abord latent, devient ouvert, public, puis porté par les nouveaux maitres des pays africains. L’ancienne puissance tutélaire est priée de plier bagages. On ne cache plus sa volonté d’aller voir ailleurs là où le soleil de la sécurité brille.

Ainsi, aux yeux d’une certaine opinion africaine la France autrefois adulée doit partir parce qu’elle est déclarée défaillante, elle n’arrive plus assumer ses responsabilités d’hégémon.

Deux options s’ouvrent aux nouveaux pouvoirs africains : soit on part chercher un autre hégémon (russe, chinois, indien, ou américain, etc.), soit on assure soi-même sa sécurité. Le débat reste ouvert !

Dans les lignes qui précèdent, nous avons tenté d’expliquer les déboires et la débâcle de la politique africaine actuelle de la France au Sahel en utilisant la théorie de la stabilité hégémonique, et par conséquent en se focalisant sur la question de la gestion française de la crise sécuritaire actuelle dans la bande sahélo-sahélienne.

En un mot ou en mille, un hégémon a à choisir entre deux alternatives, l’une aussi difficile que l’autre, soit assumer son rôle d’hégémon, soit partir. Et c’est ce qui, à notre humble avis, arrive à la France en Afrique sahélienne.

Au tribunal du système international (si toutefois il y en a un), nul hégémon ne peut se prévaloir de ses propres turpitudes. En français ivoirien, cela veut dire « taper poteau ».

Dr. Jean-Baptiste GUIATIN

Fulbright 2016

Conseiller des affaires étrangères.

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