Faisant partie des trois pouvoirs d’un Etat démocratique, la justice est parfois perçue par la population comme un domaine où les acteurs travaillent dans la sérénité, loin de toutes difficultés matérielles et des problèmes quotidiens que rencontrent les autres administrations burkinabè. Mais à y voir de près, les conditions de travail dans le milieu judiciaire s’avèrent souvent très difficiles, parfois pires que dans les autres administrations de l’Etat. Dans la période du 18 février au 2 mars 2021, Libre Info a fait une immersion dans un environnement peu connu par les Burkinabè, pour s’imprégner des conditions de travail de ses acteurs.
Par Georges Youl, Stagiaire
Le Jeudi 18 février 2021, lorsque nous franchissons le portail de la cour d’appel, ce qui saute à l’œil est l’Etat du bâtiment et de la cour. Des véhicules garés sous le soleil, des vitres du bâtiment brisées, des murs dont la peinture s’effrite un peu partout. L’aspect de la cour et du bâtiment donne déjà un aperçu des conditions dans lesquelles travaillent ses occupants. A l’intérieur, on remarque des cartons remplis de matériels de bureau dans les angles. Dans les couloirs, des bancs posés par ci, des fournitures de bureaux entassés par là. Au niveau des bureaux, on constate dès le premier regard des dossiers qui débordent des armoires. Certains dossiers sont posés sur des chaises, des cartons et d’autres à même le sol. Les chaises du personnel et des visiteurs sont dans de mauvais états.
Le constat est plus amer au tribunal de grande instance (TGI) de Ouagadougou. Jeudi 25 février 2021, nous sommes dans le TGI de Ouagadougou. Un désordre règne dans les couloirs qui mènent aux différents bureaux. Comme dans un marché, il faut se frayer un passage entre les couloirs bondés qui font office de salles d’attente. Difficile de s’y retrouver entre toutes les personnes venues pour une raison ou une autre et les chaises, les bancs, les cartons remplis d’objets hors d’usage et entassés un peu partout. De plus, les couloirs sont sombres, faute d’éclairage. Dans les différents bureaux, il n’y pas d’espace pour conserver les dossiers ou disposer des chaises de visiteurs car les bureaux sont exigus.
Le problème de bureaux
L’une des plus grandes difficultés auxquelles doivent faire face les travailleurs dans les différentes juridictions, est le manque de bureaux. En effet, du Tribunal de grande instance à la Cour d’appel en passant par le Conseil d’Etat, les magistrats, les juges et certains greffiers sont obligés de travailler à la maison faute de bureaux. Le peu de bureaux disponibles sont exigus sans possibilité d’y installer des armoires. On assiste donc à une concentration de personnel dans un même bureau. « Il y a 37 juges au niveau du siège du Tribunal de grande instance mais seulement 20 ont leur propre bureau. Les 17 autres juges sont obligés de partager des bureaux et cela joue sur l’efficacité de leur travail », avoue Anthelme Nerwaya Tarpaga, magistrat et vice-président du Tribunal de grande instance de Ouagadougou. « On est en surnombre dans les bureaux. On se retrouve à sept personnes, souvent à dix personnes dans un même bureau. Quand vous rentrez, vous ne savez même pas où mettre le pied car il n’y a pas d’espace », s’indigne le greffier en chef du Tribunal de grande instance de Ouagadougou, Jonathan Bonkougou.
Au Conseil d’Etat, et à la Cour d’appel de Ouagadougou, les agents se plaignent également de l’insuffisance des bureaux. « La moitié des magistrats (une soixantaine) de la Cour d’appel n’ont pas de bureaux. La plupart d’entre eux travaillent à la maison. Même ceux qui ont des bureaux souffrent du manque d’espace dans ces salles », explique Emmanuel Ouédraogo, magistrat et président de chambre à la Cour d’appel. Au conseil d’Etat, le greffier en chef Aziz Kafando, indique aussi qu’il y a des greffiers et des secrétaires qui se retrouvent à deux ou trois pour partager un même bureau.
Le problème d’archivage
La deuxième difficulté à laquelle les employés du milieu judiciaire sont confrontés, est celle de l’archivage. Les armoires destinées à l’archivage des dossiers sont pleines et débordées. Les différentes juridictions manquent aussi de place pour conserver les dossiers, car les bureaux sont très petits. La structure architecturale des bâtiments n’a pas pris en compte la conservation des dossiers. Il n’y a donc pas de salle d’archivage. Les magistrats, les greffiers, les juges et les secrétaires sont obligés d’utiliser des cartons pour conserver les dossiers.
Il n’y a pas non plus de salles de scellés (lieu où on conserve les objets ou preuves matériels saisis au cours d’une enquête). Les magasins sont donc transformés en salle d’archivage et de scellés. « On a un sérieux problème d’archivage. Les greffiers ne sont pas des archivistes de formation. Ils ont donc des problèmes pour archiver les dossiers. Lorsqu’on a des dossiers qui datent, on a des problèmes pour les retrouver », regrette le greffier en chef à la Cour d’appel. Le greffier en chef, en charge de la chambre sociale, Arlette Ouédraogo, nous confie qu’il leur arrive même de chercher des dossiers en vain : « Il y a des décisions de justice posées à même le sol. Il nous arrive de chercher des dossiers en vain et cela pose des problèmes pour notre travail ».
Le greffier en chef du TGI de Ouagadougou renchérit : « On a un seul magasin qui sert à la fois de lieu d’archivage et de scellés ». Même désolation de la part de Issiaka Kaboré, chef de secrétariat du parquet général de Ouagadougou : « Les bureaux sont restreints, on a du mal à retrouver les dossiers. Pourtant, nous manipulons des dossiers sensibles (dossiers de criminels, grands détournements, terrorisme) qui ont besoins d’être bouclés urgemment. Le fait de prendre du temps pour retrouver ces dossiers à un impact négatif sur notre travail ».
Absence du matériel de base pour faire fonctionner les juridictions
Dans les différentes juridictions de Ouagadougou, même le minimum n’est pas disponible pour faire fonctionner les services. Les différents responsables que nous avons rencontrés déplorent sans exception le manque ou le mauvais état du matériel informatique. Ces derniers affirment que les ordinateurs tombent régulièrement en panne. De plus, les imprimantes et les photocopieuses sont insuffisantes. Ceux qui sont disponibles sont dans leur grande majorité hors d’usage. Les rares fois où les ordinateurs, les imprimantes et photocopieuses fonctionnent, les travailleurs doivent encore faire face au manque d’encre et de papiers. En plus du matériel informatique précaire, les différents services judiciaires ont aussi un problème d’accès à Internet. Le cas de la Cour d’appel est plus frappant, car cela fait deux ans que la quasi-totalité du bâtiment n’a plus de connexion Internet.
« Depuis l’année passée, on a des soucis avec Internet, la connexion ne fonctionne pas, je suis obligé d’aller en ville pour travailler », explique le greffier en chef de la Cour d’appel. Le vice-président du TGI de Ouagadougou a exposé le problème de matériel en ces termes : « Il y a un manque de matériel, que ce soit le mobilier de bureau ou le matériel informatique. Au niveau du siège, nous n’avons qu’une seule photocopieuse. Non seulement il n’y a n’en pas suffisamment, mais le peu qu’on a, tombe régulièrement en panne : les ordinateurs sont très souvent bloqués, les imprimantes et les photocopieuses sont hors d’usage. Les imprimantes qui fonctionnent manquent souvent d’encre ».
Personnel et moyens financiers insuffisants
La justice est bien connue pour sa lenteur dans le traitement des dossiers. Cet état de fait est en partie dû à une insuffisance du personnel. En effet, faute de magistrats, le délai de traitement des dossiers judiciaires prend du temps car actuellement, un magistrat fait l’équivalent du travail de trois magistrats. Les dates des audiences sont régulièrement reportées à cause de ce manque de personnel. « Les magistrats croulent sous le poids des dossiers. Un seul dossier prend beaucoup de temps dans son traitement. », déclare Emmanuel Ouédraogo, président de chambre à la Cour d’appel.
Il est important de rappeler que le gouvernement a suspendu le concours de recrutement des magistrats depuis 2018. C’est cette année, précisément le mercredi 24 février 2021 que le Conseil des ministres a autorisé l’ouverture du concours de la magistrature au compte de l’année 2021-2022.
Le personnel judiciaire impute certains retards dans le traitement des dossiers et les problèmes matériels à l’insuffisance des fonds alloués aux juridictions. Les magistrats expliquent que ces fonds, appelés crédits délégués, sont très insignifiants aux vues des problèmes que connait le milieu judiciaire. « Les crédits délégués sont non seulement insuffisants, mais réservés seulement aux fournitures de bureaux », explique le greffier Me Rasmané Moyenga.
« Pour des dossiers sensibles (dossiers de crimes de sang, terrorisme, grands détournements) il faut suivre des procédures qui nécessitent de l’argent qui n’est pas prévu dans le budget. On est obligé de recourir aux partenaires (PNUD) qui à leur tour, posent certaines conditions pour octroyer ses fonds. Cela ne facilite pas notre travail » nous confie Issiaka Kaboré, chef de secrétariat du parquet général.
Pour un dossier criminel (crime de sang), le juge pour l’étape d’instruction a besoin de moyens en temps réel. Si ces moyens ne sont pas disponibles, des indices vont disparaître, et lorsque ces moyens seront disponibles, il n’y a plus d’indices et cela pose un problème sérieux aux juges.
L’étape du jugement nécessite aussi beaucoup de moyens. Pour un jugement, on doit donner au minimum 350 000 FCFA à l’avocat commis d’office. Pour un jugement comprenant 5 accusés, il faut au minimum 1 750 000 pour les avocats, sans compter les frais de déplacement des détenus et des magistrats. Ces moyens n’étant pas disponibles, le temps mis pour les avoir, complique le travail des juges et retarde aussi la fixation des dates de jugement.
Les juges, les magistrats et les greffiers se plaignent aussi des difficultés de dotation de leur tenue de travail couramment appelées toges. Par exemple, la promotion des greffiers de 2018, n’est entrée en possession de leurs toges qu’en 2020. Selon les magistrats, les toges doivent être renouvelée tous les 10 ans. Mais le budget ne le prévoit pas. Cela oblige certains à utiliser les tenues pendant très longtemps. « Cela fait 20 ans que j’utilise ma toge. Les symboles qui sont dessus sont en train de disparaitre », relève Emmanuel Ouédraogo, le président de chambre de la Cour d’appel.
Des problèmes inhabituels pour une administration étatique
Dans le milieu judiciaire, le personnel est confronté à des problèmes à peine imaginables. En effet, dans les différentes juridictions que nous avons visitées, se pose le problème des toilettes. En effet, les toilettes sont en nombre insuffisants, délabrées et hors d’usage dans la majorité des cas. « Il n’y a pas suffisamment de toilettes et le peu qui existe, n’a pas d’eau. On utilise des seaux d’eau et cela nécessite un recours à des personnes contre une rémunération, pour transporter ces seaux d’eau. Imaginez un juge en pleine audience qui veut se soulager, s’il doit sortir hors du tribunal pour trouver un lieu pour se soulager cela n’est pas intéressant », s’indigne le vice-président du TGI de Ouagadougou. Le greffier en chef du TGI nous confie que le personnel judiciaire est obligé de sortir de leurs bâtiments pour utiliser les toilettes des justiciables. « Les mots manquent pour décrire l’état des toilettes » s’offusque Emmanuel Ouédraogo, le président de chambre de la cour d’appel.
Il se pose aussi le problème des nuisances sonores. Les différents bâtiments n’ayant pas de salle d’attente, les couloirs qui mènent aux bureaux sont systématiquement transformés en espace d’attente. Les causeries et les bavardages dans les couloirs gênent considérablement le travail du personnel. « Parfois, même en pleine séance, on est obligé de sortir interpeller les gens pour qu’ils gardent le silence avant de continuer la séance », affirme le vice-président du TGI de Ouagadougou. « De plus, les couloirs sont sombres pour des problèmes d’éclairage et cela est source d’insécurité », ajoute-t-il.
Le personnel judiciaire est également confronté au problème de parking. Aux heures de service, trouver un espace pour garer les voitures relève d’un parcours de combattant. Pendant la saison pluvieuse, l’eau et la boue stagnent dans les cours et cela complique un peu plus les choses. Le greffier en chef du Conseil d’Etat rappelle qu’en 2019, un incendie a fait d’énormes dégâts au niveau de la Cour d’appel. Cet incendie a brulé plusieurs véhicules. Ce qui aurait pu être évité s’il y avait un espace réservé hors de la cour pour garer les véhicules.
Les problèmes du milieu judiciaire impactent le travail des avocats
Les problèmes du milieu judiciaire ne touchent pas que le personnel ayant leur bureau dans les juridictions. Même les avocats qui ont leur cabinet hors de ces juridictions ne sont pas à l’abri des dures conditions de travail que vit le milieu judiciaire. Me Olivier Yelkouni fait comprendre que les problèmes qui assaillent les différentes juridictions ont un impact négatif sur le travail des avocats. « A cause de l’insuffisance des magistrats, lorsqu’on entame une procédure, on peut attendre jusqu’à un an avant qu’elle soit bouclée. Avec un personnel suffisant les délais d’attente peuvent être réduits », a-t-il soutenu. Lorsqu’il y a une décision de justice à imprimer au niveau du greffe et qu’il n’y pas d’encre, de papiers ou que les ordinateurs ont des problèmes, cela retarde l’impression de la décision de justice. Cette situation a des répercussions sur le travail des avocats car le dossier de leur client prendra plus de temps avant d’être bouclé.
Par exemple, pour les dossiers correctionnels, les audiences commencent à 8 heures et prennent fin à 16 heures 30 minutes. Il peut y avoir jusqu’à 40 dossiers à l’ordre du jour, mais seulement une dizaine sera traité, faute de personnel et de salle d’audience. Les avocats voient ainsi les dates d’audience de leurs clients reportées régulièrement.
Réactions des différentes structures syndicales
Du côté des différentes structures syndicales, toutes, indiquent que les autorités sont au courant des difficultés que connait le milieu judicaire. Les syndicats de greffe envoient chaque année des plateformes revendicatives où des propositions sont faites pour résoudre ces problèmes. « Dans notre plateforme revendicative, nous avons demandé entre autres, la construction de salles d’archivage, la construction de salles de scellés spacieux, la construction de bureaux, la dotation des greffiers en documentation, mobiliers de bureaux et matériels informatiques et matériels d’archivage », rappelle le greffier en chef Me Abdoul Aziz Kafando, secrétaire général du Syndicat des greffiers du Burkina. « Dans notre pays, lorsque vous revendiquez, tant que ce n’est pas chaud, il n’y pas de réaction des autorités. Elles trouvent toujours des raisons pour ne pas résoudre les problèmes. Avant, c’était l’insécurité, aujourd’hui, c’est la Covid-19 qui est avancée comme raison. Nous avons des solutions, c’est aux dirigeants de prendre en compte les solutions pour résoudre les problèmes », poursuit-il.
« Le syndicat travaille et veille à ce que ces problèmes soient résolus. Si les autorités continuent de faire la sourde oreille, nous allons aviser », observe pour sa part, Me Rasmané Moyenga, secrétaire général par intérim du syndicat national des greffiers.
Emmanuel Ouédraogo, le secrétaire général du syndicat autonome des magistrats du Burkina (SAMAB) explique que les différentes structures syndicales des magistrats ne déposent pas de plateformes revendicatives auprès des autorités. Cependant, elles saisissent l’occasion lors des Conseil d’administration du secteur ministériel (CASEM) et des réunions du Conseil supérieur de la magistrature pour exposer leurs problèmes aux premiers responsables. « Mais généralement, les réponses des autorités sont des déclarations de principes », regrette-t-il. Pour lui, les crédits délégués (les fonds accordés aux différentes juridictions) ne sont que de la poudre aux yeux parce qu’ils « ne permettent pas de satisfaire au dixième des besoins des juridictions. C’est juste pour réparer les ampoules, acheter des feuilles et de l’encre ».
Les différentes structures syndicales sont unanimes sur un point : il faut rendre financièrement autonomes les juridictions. Autrement dit, le budget des différentes juridictions doit être indépendant du ministère de la Justice.
Conscient des difficultés que rencontre le personnel du milieu judiciaire, le président du Faso, Roch Kaboré, s’est rendu le jeudi 25 février 2021 à la Cour d’appel pour toucher du doigt les réalités du terrain. « Il nous faut exercer une réflexion profonde pour apporter des solutions durables. Ce n’est pas normale que des magistrats, faute de bureau soient obligés de rester à la maison pour travailler », a-t-il déclaré lors de cette visite. Il a par la suite, promis de résoudre les problèmes que connait le milieu judiciaire.
« Le président joue sa crédibilité en prenant ces engagements », affirme le secrétaire général du SAMAB. Il dit espérer que les engagements du président ne sont pas que des déclarations politiques. «Si ce sont des déclarations politiques, nous allons l’interpeler, car notre justice est redevable aux populations burkinabè », conclu-t-il.