Ceci est une Tribune de Dr Moumouni Niaoné parvenue à la redaction de Libreinfo.net ce lundi 11 novembre 2024.
Sauver nos forces combattantes : Un appel pour une assistance psychologique collective aux Forces de Défense et de Sécurité du Burkina Faso
Depuis plus de huit ans, le Burkina Faso fait face à la crise sécuritaire la plus grave de son histoire. L’armée burkinabè combat sans relâche les groupes armés terroristes dans une lutte qui épuise nos forces et menace l’identité même de notre nation.
Il est du devoir de nos dirigeants de reconnaître la pression psychologique extrême que subissent nos soldats et d’agir en conséquence pour leur offrir un soutien à la hauteur de leur sacrifice.
Exposés à des traumatismes profonds, quelques soldats en viennent à manifester des comportements extrêmes et tragiques. Ces comportements, associés aux croyances magico-religieuses qui influencent parfois leur vision du monde, rappellent l’urgence d’une intervention pour éviter une déshumanisation progressive de toute notre armée.
Le poids historique de la déshumanisation dans les conflits
L’histoire des conflits nous montre que les situations de guerre prolongée conduisent souvent à des phénomènes de déshumanisation. Des armées entières, laissées à elles-mêmes dans des environnements hostiles, finissent toujours par adopter des comportements inconcevables en temps de paix.
La Première Guerre mondiale, les guerres du Vietnam et d’Irak nous ont beaucoup appris sur la psychologie de la guerre et les conséquences des situations extrêmes de violence sur la santé physique et mentale des combattants.
En Afrique, les conflits en Somalie, au Rwanda ou encore en Sierra Leone ont montré que, dans un cercle de violence inouïe, le respect de la vie humaine s’efface. Au Burkina Faso, des vidéos récentes non authentifiées montrent des victimes torturées, les visages bandés, brûlées vives, illustrant un besoin urgent d’intervention pour éviter une descente irréversible vers la violence rituelle.
Ces images non encore authentifiées par l’armée burkinabè, où les victimes ont souvent les mains attachées dans le dos et les yeux bandés, révèlent une tentative d’effacer toute trace de leur humanité, les rendant ainsi plus faciles à traiter de manière inhumaine. Tout est fait pour ne pas croiser leurs regards, et la pitié qu’ils pourraient implorer.
Ces vidéos fuitées en attendant une clarification de la hiérarchie militaire et des services compétents sont pour moi un cri de détresse : quand l’euphorie du groupe passe, les remords ressurgissent, et la mémoire de ces atrocités devient insupportable.
Certains recherchent alors une forme de repentance, en demandant indirectement de l’aide. C’est un appel au secours depuis les ténèbres, que nous devons entendre avec compassion et compréhension afin de proposer des réponses adaptées.
Comprendre ce qui se passe sur le plan psychologique
Le désengagement moral est un concept développé par le psychologue Albert Bandura pour expliquer comment des individus, en particulier dans des contextes extrêmes comme la guerre, parviennent à agir de manière immorale sans ressentir de culpabilité.
En situation de guerre, les soldats sont souvent confrontés à des actions violentes qui vont à l’encontre de leurs valeurs civiles. Le désengagement moral leur permet de rationaliser ces actions, en mettant de côté leurs propres standards éthiques pour accomplir leurs missions. Cela aide à éviter la dissonance cognitive, c’est-à-dire l’inconfort ressenti lorsqu’il y a un conflit entre leurs actions et leurs valeurs.
Bandura identifie plusieurs mécanismes par lesquels les soldats justifient ou minimisent leurs actes violents. Ils peuvent, par exemple, redéfinir leurs actions en les justifiant comme nécessaires pour la sécurité nationale ou le bien de la société.
Des expressions adoucies comme « dommage collatéral » pour désigner les pertes civiles rendent ces actes plus acceptables. Les soldats comparent parfois leurs actions à d’autres encore plus graves pour en minimiser l’impact. Etant sous une autorité militaire, ils peuvent aussi transférer la responsabilité de leurs actions vers leur hiérarchie ou diluer cette responsabilité entre les membres du groupe.
Enfin, le processus de déshumanisation joue un rôle central dans le désengagement moral. En voyant l’ennemi ou les victimes comme « moins humains », les soldats peuvent se détacher émotionnellement et réduire leur empathie, ce qui rend la violence plus facile à perpétrer.
Ils peuvent également blâmer les victimes, les voyant comme ayant « provoqué » la violence, ce qui justifie leurs actions comme une défense nécessaire. En somme, le désengagement moral permet aux soldats de concilier des comportements violents avec une image positive d’eux-mêmes, rendant ces actions tolérables sur le plan psychologique.
Une approche insuffisante : le manque de psychologues et de psychiatres
L’idée de soigner de telles blessures par une prise en charge psychologique individuelle montre rapidement ses limites. La psychologie des groupes nous enseigne qu’un trauma collectif, tel que celui vécu par les forces burkinabè, nécessite une réponse collective.
Dans une armée marquée par la peur, la souffrance et la rage, les liens de groupe exacerbent les traumatismes, créant un terrain fertile pour des croyances où la magie et la violence fusionnent en une pseudo-rationalité.
La réalité est simple : même un contingent de psychologues et de psychiatres ne pourrait suffire à rétablir la santé mentale de ces soldats si les interventions ne visent pas également le groupe et sa dynamique.
Repenser l’intervention : une approche de santé publique pour l’armée
Les forces combattantes ne sont pas seulement des individus ; elles forment un ensemble interdépendant, façonné par des normes, des croyances et des valeurs qui se renforcent mutuellement.
Une approche de santé publique doit être envisagée pour inclure des programmes d’interventions psychologiques en groupe, combinant des techniques de résilience collective, d’encadrement moral et de cohésion.
Par exemple, des programmes ont été mis en œuvre avec succès auprès des anciens combattants américains pour réduire l’isolement et favoriser la reconstruction d’une identité saine. Ces programmes peuvent nous inspirer pour créer des interventions adaptées aux spécificités culturelles et aux réalités locales des forces burkinabè.
Un impératif moral et stratégique
Face à cette réalité douloureuse, l’inaction n’est pas une option. Nos soldats méritent un soutien adapté et concret, qui respecte leur humanité tout en reconnaissant leur sacrifice pour la nation.
En rétablissant leur bien-être psychologique, nous contribuerons à renforcer une force de défense ancrée dans une éthique de vie et non de mort. Il est de la responsabilité de nos autorités de ne pas laisser ces hommes et femmes sombrer dans une spirale de déshumanisation.
Le Président Ibrahim Traoré, son ministre de la Défense, de la Sécurité, de la Communication, de la Santé ainsi que le Chef d’Etat Major Général des Armées (CEMGA) doivent agir urgemment, aux côtés des autorités coutumières et religieuses et de tout acteur ayant une part d’autorité dans ce pays, pour sauver nos forces combattantes de cette déchéance silencieuse.
Les injures, accusations et rejets ne feront qu’aggraver le phénomène de déshumanisation. Former nos forces, renforcer leur sens de l’éthique et du respect du caractère sacré de la vie humaine est une étape cruciale. La résilience du Burkina Faso dépend de la santé de ceux qui le défendent. Il est urgent d’agir pour les sauver d’une dérive qui pourrait les détruire de l’intérieur.
Conclusion
Cet appel n’a aucunement pour ambition de nier les efforts déjà accomplis ni de critiquer ceux qui font de leur mieux avec les moyens de bord pour limiter les dégâts, pour que le pays reste encore debout. Il est toutefois impératif de rappeler l’importance du respect de la vie humaine et de l’éthique, même en temps de guerre.
Ce n’est pas une faveur faite aux terroristes qui nous endeuillent, mais une façon essentielle de protéger nos combattants ainsi que l’honneur de notre armée. C’est ma contribution citoyenne, mon cri de cœur aussi, car la santé mentale de nos soldats est indispensable, non seulement à notre victoire aujourd’hui, mais surtout pour la reconstruction d’une nation prospère.
Dr. Moumini NIAONE,
Dr. Moumini NIAONE est médecin spécialiste en santé sociale communautaire et comportementale, spécialiste certifié en éducation pour la santé. Très engagé dans les questions de santé humanitaire, il poursuit actuellement une thèse de doctorat en santé publique dans le département de santé société et comportement de l’Université Johns Hopkins (USA).