A l’occasion de la commémoration du 36 è anniversaire de l’assassinat du père de la révolution burkinabè, le 15 octobre 2023, le Boulevard Charles De Gaulle a été rebaptisé Boulevard Thomas Sankara. Une revendication faite par le mouvement estudiantin « Deux heures pour Kamita, deux heures pour nous ». C’était à l’arrivée du président français Emmanuel Macron en Novembre 2017 où le mouvement avait rebaptisé le Boulevard Charles De Gaule en Boulevard Thomas Sankara. 6 ans plus tard, ce qui était considéré comme une défiance à l’autorité est devenu réalité. Dans un entretien accordé à Libre info, Lianhoué Imhotep Bayala, président de « Deux heures pour Kamita, deux heures pour nous » exprime sa satisfaction et donne les raisons pour lesquelles le gouvernement de la Transition doit aller plus loin.
Propos recueillis par Issouf Ouédraogo
Libreinfo.net : A la veille de l’arrivée du président français Emmanuel Macron à Ouagadougou en novembre 2017, votre structure estudiantine et panafricaniste avait rebaptisé le boulevard Charles de Gaulle en boulevard Thomas Sankara. Quelques années plus tard, cette initiative est devenue officielle. Comment vivez-vous ce changement ?
Lianhoué Imhotep Bayala : Alors-là, nous vivons cela avec une grande émotion ! C’est une forme de consécration de notre anticipation sur l’histoire ; et parce qu’un tel baptême fait de façon officielle par l’autorité est une forme de validation de notre action militante.
Et cette décision officielle vient consacrer la justesse de cette vision ; elle n’est pas seulement une préoccupation de quelques citoyens burkinabè qui veulent décoloniser leur édifice, mais c’est désormais une préoccupation au sommet de l’État. Et cela a toujours été notre aspiration, notre désir.
Libreinfo.net : Qu’est-ce qui vous avait motivé à prendre cette décision et à braver la sécurité à la veille du discours d’Emmanuel Macron à la jeunesse africaine ?
Lianhoué Imhotep Bayala : Oui, parce que Emmanuel Macron a proclamé unilatéralement qu’il venait rompre la Françafrique.
Alors, quand on veut rompre une relation, ce sont les deux contractants de la relation qui décident de la rompre, ce n’est pas un acteur qui décide à lui seul de venir, de la rompre. Ça venait confirmer le colonialisme, le néocolonialisme et le paternalisme français.
Et pour nous, en 2017, en venant, le 28 novembre 2017, nous avons été refoulés systématiquement de la rencontre avec le président français.
Moi, personnellement, j’ai été « réquisitionné.» par le Médiateur du Faso de l’époque dans son bureau, de 19h à1h du matin. Tout cela faisait partie d’un ensemble de manoeuvres du parti au pouvoir, le Mouvement du peuple pour le progrès (MPP) et tous ses alliés.
Des gens ont dépensé des millions pour empêcher l’accès à la salle d’une jeunesse ayant une conscience politique et idéologique, pouvant donc tenir le débat avec M. Macron.
Pour contourner cette mesure liberticide, nous avons décidé de poser cet acte symbolique de décolonisation du Boulevard Charles de Gaulle en Boulevard Thomas Sankara.
Parce que nous considérons qu’il n’y a pas de rue, il n’y a pas de Boulevard Hitler en France et parce que c’est juste qu’il n’y ait pas de Boulevard Hitler en France, parce que Hitler représente le bourreau le plus barbare de l’histoire de la France et de nous aussi en Afrique, particulièrement le Burkina, le Sénégal, le Congo et la Guinée.
La barbarie et la cruauté des comportements politiques du Général de Gaulle ne nous permettent pas de continuer de souiller la mémoire des générations africaines avec des édifices baptisés au nom d’un de nos bourreaux.
Aucun peuple ne célèbre ses tortionnaires. Nous, en Afrique, en posant cet acte, nous avons aussi voulu nous débarrasser de cet imaginaire violent de l’univers colonial, qui était symbolique de Ouagadougou.
Libreinfo.net : Est-ce que vous pensez que d’autres actes similaires de rebaptisation devraient avoir lieu ? Si oui lesquels ?
Lianhoué Imhotep Bayala : Oui, et l’acte immédiat, c’est celui de la débaptisation de la Pédiatrie Charles De Gaulle. Vous pensez que le centre qui berce la petite enfance, l’enfant burkinabè, doit grandir avec quel modèle ? Avec le bourreau ou le héros ? Est-ce que l’enfant burkinabè doit grandir avec un imaginaire compromis, souillé par une image comme celle de De Gaulle ?
Ou bien c’est le nom de héros, Sankara, le héros national, qu’il convient de donner à cet hôpital, parce qu’on ne peut pas prendre l’enfant du Burkina et le mettre dans le berceau du colonialisme. Il va devenir un valet local. Mais il faut plutôt le mettre dans le berceau de la bravoure, de la dignité, de la souveraineté.
Et c’est pourquoi, pour parachever cette belle action, il ne faut pas que ce boulevard finisse avec de la souillure, De Gaulle. Il faut rebaptiser cet hôpital en Pédiatrie Thomas Sankara. Ce n’est que justice totale rendue à l’histoire et ce n’est qu’un moyen de retirer au colonialisme la prise en otage de l’imaginaire de ces petits enfants.
Parce que la pédiatrie, c’est pour bercer les enfants, c’est pour les soigner, c’est pour les entretenir. Quel peuple, pensez-vous qui peut avoir comme référant pour bercer la petite enfance, le nom d’un tortionnaire ? Donc, je pense que c’est ce qui doit suivre, le changement de nom de la pédiatrie.
Je crois aussi que les multiples lycées de notre pays et là où la socialisation des citoyens de qualité doit provenir, ne peuvent pas continuer de porter des noms comme Lycée Montesquieu, Lycée Richelieu, Lycée Voltaire et Lycée Victor Hugo.
Vous savez, Victor Hugo, Voltaire, ce sont des racistes sectaires, mais d’une brutalité inimaginable ! Ils ont dit des choses très amères sur le Noir.
A cette époque Montesquieu, Richelieu, tous ces savants des siècles des Lumières ont théorisé sur l’idée que la colonisation était un acte nécessaire pour civiliser le Noir ; il fallait qu’elle ait lieu et que si l’Europe n’avait pas touché l’Afrique, ce continent n’aurait été qu’une motte de terre. Et Voltaire en était même allé jusqu’à hiérarchiser le Noir dans le règne animal. Ainsi, iI avait soutenu que « l’homme de raison, c’est le Blanc.
Il est suivi approximativement par le Chinois, puis par l’Arabe. Et ça, c’est la race humaine ; Dans la race animale, l’éléphant vient en premier, suivi du singe ; le Noir vient en troisième position ». Ça, c’est ce que disait Voltaire. Est-ce que c’est digne que nous ayons des lycées qui portent ce nom-là ?
Libreinfo.net : Est-ce qu’il y aura des actions qui seront engagées dans ce sens ?
Lianhoué Imhotep Bayala : Oui, nous allons continuer. Nous allons continuer ces actions de rébaptisation, de décolonisation de nos édifices, parce que ce ne serait que justice rendue, même à l’humanité, et ce n’est que justice rendue aussi à tous ces héros burkinabè, parce qu’il n’y a pas que le héros Sankara ; il y a le héros Nazi Boni, le héros Ouezzin Coulibaly, le héros Tiéfo Amoro.
Il y a tous ces hommes et ces femmes valeureux et il faut qu’on puisse, par exemple, appeler une rue ou un lycée, le Lycée de l’Insurrection. Parce que, dans notre histoire politique, on a posé un acte de cette grandeur et il faut que ça porte ce nom.
Donc, je pense que, de la même façon qu’aucun peuple dans le monde ne célèbre ses bourreaux à travers des édifices publics, l’Afrique ne devrait pas commettre le crime de l’imaginaire en compromettant son destin. Aucun peuple ne tourne le dos à ses propres héros pour célébrer ses bourreaux.
Libreinfo.net : Comment appréciez-vous les honneurs rendus aujourd’hui à Thomas Sankara ? Pour votre part, êtes-vous satisfait de la marche de la transition ?
Lianhoué Imhotep Bayala : Oui, je suis très reconnaissant de tous les actes de consécration de Thomas Sankara.
36 ans après sa mort parce que la mort de Sankara, ce n’était pas sa mort biologique, ce n’était pas sa mort physique, mais c’était le désir d’effacer l’ensemble de ses idées, l’ensemble de sa vision intellectuelle, idéologique et politique.
Et 36 ans après, tous les efforts qui ont été faits pour enlever Thomas Sankara et son image de l’histoire politique de ce pays, ont abouti à un échec cuisant. 36 ans après, Thomas Sankara est élevé à la dignité de héros national.
Et cela est fait par l’État burkinabè. Désormais, chaque 15 octobre sur l’étendue de notre territoire sera consacré par des événements de commémoration de son héritage. Et cela, c’est une victoire inimaginable, parce que la mort de Sankara, elle est plus vieille que nous.
On n’était pas né, on n’imaginait pas un seul instant l’ostracisation que sa mémoire a subie parce que, dans ce pays ; on interdisait qu’on parle même de Sankara dans un journal.
Un journaliste qui osait tendre son micro pour parler de l’héritage de Thomas Sankara subissait le courroux de tous les régimes qui se sont succédé, mais aujourd’hui, c’est devenu quelque chose de normal de parler de Sankara.
Cela montre que nous avons grandi en maturité en tant que peuple. On a grandi au sens de la reconnaissance et nous avons abandonné les contre-valeurs comme l’ingratitude et l’injustice.
Je pense que la Transition qui vient de le faire a marqué un pas de visionnaire, de leadership en phase avec les aspirations des peuples, de façon unanime ; ces aspirations sont enfouies dans les entrailles de toutes les diversités sociopolitiques et socioethniques de notre peuple. La mémoire fertile et intarissable de Thomas Sankara est enfouie dans le peuple.
Il n’existe pas un seul citoyen burkinabè, y compris ceux-là mêmes qui ont participé à son assassinat ou qui ont participé aux tentatives d’effacement de sa mémoire, qui ne reconnaisse pas que Sankara est le symbole fédérateur de notre peuple.
La Transition, en posant ces actes d’hommage de l’homme vient marcher davantage sur les traces de Thomas Sankara et ce n’est que justice rendue à l’homme et à l’histoire.
Libreinfo.net : Que dites-vous de la crise sécuritaire et humanitaire actuelle ?
Lianhoué Imhotep Bayala : Je pense que la crise sécuritaire au Burkina Faso, c’est une tragédie. Elle vient montrer combien nous avons été, et pendant longtemps, moins regardants sur des secteurs stratégiques comme la sécurité, la défense.
Vous ne pouvez pas payer un bien précieux et le mettre dans une maison qui n’a pas de porte, qui n’a pas un minimum de sécurité.
Ce que les programmes d’ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI), de la Banque mondiale, nous ont suggéré dans les années 1990, c’était d’abandonner les secteurs de la défense, les secteurs sociaux de l’éducation, de la santé.
Finalement, aujourd’hui, on se retrouve avec un défi que nous ne pouvons plus relever. C’est comme si le colonialisme et l’impérialisme ont préparé la faiblesse de nos États pour venir en pompiers pyromanes s’attaquer aux mêmes besoins.
Et aujourd’hui, quand on voit le faible niveau de maillage du territoire en hommes, ce n’est pas que nous n’avons pas d’hommes et de femmes courageux.
Nous en avons, mais combien avons-nous de bases militaires stratégiques, positionnées sur le territoire de sorte à empêcher toute forme d’infiltration criminelle ?
C’est maintenant qu’on est en train de constituer un appareil de défense ; c’est maintenant qu’on amène le citoyen à quitter le statut de spectateur de la sécurité pour celui d’acteur de la sécurité.
Thomas Sankara disait : « Un peuple conscient ne peut pas confier sa sécurité à un groupe d’hommes armés fussent-ils même les plus équipés ou les plus techniquement compétents ; les peuples conscients assurent eux-mêmes leur propre sécurité .»
Aujourd’hui, on est obligé d’appeler au secours le peuple burkinabè pour venir se défendre lui-même parce que dans notre armée, on a une crise de leadership. Dans notre armée, on a également une crise politique alimentée par les différents gouvernements qui se sont succédé.
Finalement, on a des officiers bourgeois qui ont un mépris du terrain, qui ont une haine viscérale du combat, qui sont des officiers de salon, des officiers milliardaires, des officiers embourgeoisés comme le capitaine Thomas Sankara le décriait déjà depuis la guerre de 1974 et de 1975 avec le Mali.
Beaucoup d’officiers, lors de cette guerre, se dépêchaient pour se procurer des certificats médicaux afin d’éviter d’être envoyés au front.
Mais quel est ce soldat qui va se sentir motivé au front lorsque le chef qui le commande lui-même se cache et évite les vicissitudes du combat ; surtout qu’aujourd’hui, ce combat sécuritaire s’est amplifié ?
Fort heureusement, sous le leadership du capitaine Ibrahim Traoré, nous commençons à engranger des victoires très importantes. On n’en engrangeait pas autant depuis que le combat a commencé, il y a huit ans de cela.
Le défi reste permanent. Je crois que même aujourd’hui, on a encore perdu des hommes ; il y a encore deux semaines, dans la reconquête de Koumbri, on a perdu environ 53 vaillants soldats.
Cela montre que le défi est colossal et que le peuple burkinabè ne doit pas baisser la garde avec des petites victoires ou face aux grandes victoires.
Avant, dans la compétition en termes de victoires et d’échecs qui existe entre nous et les terroristes, c’étaient les terroristes qui prenaient le dessus ; mais désormais, ils perdent des combats ; nous gagnons des combats et souvent, on perd aussi des combats.
Certes, ils gagnent des combats, mais le but ultime, c’est la guerre finale, c’est la bataille finale et je crois que nous allons la gagner.
Libreinfo.net : Et que dites-vous de la crise humanitaire ?
Lianhoué Imhotep Bayala : Je crois que c’est un grand désastre. Aujourd’hui, parce qu’on a amené des populations qui étaient autosuffisantes elles-mêmes, qui se prenaient en charge, à devenir des clochards ou bien à devenir des cas sociaux dans leur propre pays.
C’est une forme d’indignité qui nous touche et qui nous affecte ; parce que le Burkinabé, c’est l’homme qui a le sens de la honte, le sens de la dignité.
Il préfère mourir dans la dignité que de vivre libre dans l’humiliation. Et le Burkinabè ne sait pas s’adapter à cette situation.
C’est à cause de cela que nous avons, par exemple, encouragé l’idée qu’on ne parque pas les Burkinabè comme des personnes à prendre en charge dans des camps humanitaires. Il faut convertir ces Burkinabè en travailleurs.
Il faut les amener dans les fermes agricoles ; il faut les amener dans les fermes d’élevage pour occuper les terres où la sécurité existe encore, parce qu’on ne peut pas mettre le peuple dans cette assistance permanente.
Et je salue l’initiative présidentielle de l’offensive agricole qui permet d’employer et non seulement les volontaires pour la défense de la patrie pour faire la guerre, mais aussi d’autres personnes pour l’agriculture et surtout, nos personnes déplacées internes, qui sont des forces actives de développement qui vont elles-mêmes travailler pour se nourrir, qui vont elles-mêmes travailler pour se resocialiser.
Vous avez vu plusieurs reportages qui sont passés aujourd’hui.
Le palmarès d’une agriculture réussie est en train d’être remporté dans des zones par des personnes déplacées internes qui ont labouré des champs de haricots, qui ont cultivé des champs de maïs et de mil avec succès.
Ils ont même bénéficié de reportages de la part des médias. Cela montre que c’est une tragédie. Mais à côté de cette tragédie, il y a des moyens de construire un espoir.