Mahamadou Savadogo est un spécialiste de l’extrémisme violent et de la radicalisation au Sahel. Il est chercheur au Centre de recherche action pour le développement et la démocratie (CRADD) puis à l’Institut of security studies. Quelques jours avant l’attaque du détachement militaire de Koutougou, il a accordé un entretien à Libreinfo.net. L’analyse sur l’opération Ndoofu dans les trois régions du Burkina, le financement des terroristes, la politique sécuritaire des pays du G5 sahel et des perspectives à envisager pour les pays en proie au terrorisme, sont entre autres, des sujets qui ont été abordés.
Libreinfo.net(Li): Dans la région du centre nord, il y a l’opération Ndoofu qui a été lancée mais tout le monde s’accorde à dire qu’apparemment elle n’arrive pas à déraciner le mal, il y a tellement de déplacés internes et des exactions dénoncées, comment vous expliquez ce fait ?
Mahamadou Savadogo(MS):J’ai deux hypothèses concernant l’enlisement de cette opération, la première hypothèse est qu’on s’est précipité après l’opération Otapuanu, de redéployer le personnel sur le centre nord alors que nous savons bien que la région de l’Est était assez vaste et que l’opération a duré plus d’un mois, elle a beaucoup éprouvé et le matériel et le personnel donc forcément ça va diminuer le rendement du personnel qui est redéployé sur un autre théâtre opération. La deuxième hypothèse, c’est la nature même de la menace qui n’a pas été analysée avant de déployer les hommes sur le terrain. Est-ce que la nature de la menace est la même que dans la région de l’Est ?est ce que nous avons affaire au même mode opératoire des groupes terroristes au centre nord qu’à l’Est ? est-ce que ce sont les mêmes groupes qui étaient à l’Est qui se sont retrouvés au centre nord? moi je dirai en tant que chercheur que sur cette question ,suivant l’évolution et la dynamique de ces groupes, c’est non ! On a pas eu les mêmes dynamiques au sahel, au centre nord et à l’Est .Au Sahel on a une dynamique qui est un peu hybride, qui est entre les tensions sociales ,la criminalité et le terrorisme et donc je pense qu’il aurait fallu faire cette analyse avant de voir quels types d’opération mener sur le terrain au niveau du centre nord voilà peut-être les raisons qui ont entraîné l’enlisement de cette opération et aussi on a deux situations qui, portent vraiment un coup à cette opération ,c’est la situation de Yirgou et le drame de Arbinda. Les deux situations ont contribué à radicaliser les populations qui étaient dans cette zone et donc du coup il y a une méfiance vis-à-vis des structures de l’Etat comme l’armée. Ce qui fait que les populations dans cette zone ne sont pas prêtes à collaborer avec les forces de défense et de sécurité.
Li: L’on a remarqué que le terrorisme est devenu une affaire entre les populations de même zone, les victimes reconnaissent les bourreaux à visage découvert ou encore les bourreaux choisissent leurs cibles et viennent directement pour les abattre, est ce qu’on n’est pas en train de s’éloigner du terrorisme pour tomber dans un autre phénomène ?
MS: C’est l’une des conséquences de la non résolution de la crise de Yirgou et du drame de Arbinda parce qu’on voit des populations qui n’ont plus confiance à cette justice ,elles n’ont plus confiance à l’Etat .L’un des facteurs de radicalisation est vraiment les frustrations, les injustices et lorsque ces frustrations et injustices sont poussées à un haut degré, cela amène les populations à se faire violence sur elle-même pour résoudre un problème communautaire ,un problème social parce que l’Etat n’est pas en mesure de résoudre le problème .Lorsqu’on regarde la position actuelle de l’Etat ,il est assez faible ,nous n’avons pas affaire à un Etat fort qui puisse garantir la sécurité des populations dans ces zones, c’est ce qui explique l’enlisement et la mutation de cette menace vers les tensions communautaires. C’est la pire des mutations qu’on puisse connaitre parce qu’elle va être encore plus critique plus sévère que l’action des groupes terroristes qui vont bien profiter de cette situation pour augmenter leurs assises et recruter au maximum au sein des populations.
Li: À voir le mode opératoire de ces terroristes au centre nord, vous pensez que les koglweogo pourraient être mis à contribution pour apporter un soutien aux forces de défense et de sécurité ?
MS:Je pense que toute personne pourrait être mise à contribution. Ce qu’on peut faire d’eux, comme ils maitrisent la zone c’est de renseigner les Forces de défense et sécurité sur les mouvements des terroristes dans ces zones mais pas vraiment aller au front. Pour moi la question sécuritaire doit être réglée par l’Etat, c’est un domaine régalien de l’Etat ou on ne doit pas négocier.
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Li: Il ne se passe pas un mois sans qu’on entende parler d’exactions supposées des Fds, aujourd’hui cette manière de faire, est pour vous la solution à la lutte contre le terrorisme ?
MS:Pour moi les exactions contribuent plutôt à faire basculer le reste de la population qui n’avait pas encore basculé, le fait de commettre des exactions sur la population est la meilleure manière de se mettre à dos cette population. Voilà pourquoi on ne doit pas laisser l’armée seule avancer dans cette lutte, l’armée doit être accompagnée par la justice, par l’administration territoriale, par l’Etat civil, par les maires, par les députés, normalement une zone occupée par l’armée, on doit reconstituer toutes les entités de l’Etat afin que chacun joue sa partition.
Li: A partir de la fin du mois de juillet jusqu’à présent, on a l’impression il y a une certaine accalmie qu’on vit, est ce qu’il y a une explication ?
MS:Les attaques continuent, c’est le taux qui a baissé, ça s’explique par plusieurs phénomènes. Dans notre base de données, on suit les incidents depuis 2015, on a vu qu’à chaque fois au mois de juillet, août, mi-septembre les attaques baissent donc on a cherché à comprendre. Généralement c’est dans la zone du sahel, ce nombre baisse parce que pendant la saison des pluies, il n’y a pas mal de zones qui sont inaccessibles et vous savez qu’au niveau du nord il y a le fleuve Béli qui traverse presque toute la zone sahélienne en passant par l’Oudalan et donc on voit que les groupes terroristes utilisent et traversent ce fleuve pour venir attaquer puis traversent pour repartir. Comme ce sont des stratèges, ils savent très bien que lorsque ces eaux montent, ça va être difficile pour eux de venir attaquer donc ils attendent que ces eaux baissent avant de recommencer les attaques. Mais pendant cette période les groupes terroristes se chargent de faire le recrutement dans ces zones et aussi de radicaliser au maximum les populations de ces zones parce que non seulement elles sont isolées, ça veut dire que les Forces de défense et de sécurité (FDS) ne peuvent pas aussi atteindre ces zones, les groupes terroristes essaient de convaincre les populations de rejoindre leurs camps. C’est une période de radicalisation, ils profitent aussi se ravitailler en essence et en vivres.
À partir de mi-septembre jusqu’en décembre voire janvier, le nombre d’attaques remonte d’un cran. Toutes les années, il a été prouvé que pendant cette saison les attaques sont à la baisse.
Li: Qui finance ces terroristes ? est-ce que vous vous êtes déjà intéressé à cette question ?
MS:Je dirai que ces financements sont variés, avant c’étaient les rançons, vous n’êtes pas sans ignorer que les occidentaux ont beaucoup payé des rançons qui sont très élevées. Ce qui leur a permis de tenir pendant un bout de temps, maintenant que les rançons ne rapportent plus, ils ont pris l’initiative de contrôler certains couloirs de transit, c’est-à-dire transit d’or, argent, minerais aussi d’ivoire, ce qui leur rapporte un peu plus d’argent. Le trafic d’or c’est vraiment une rente pour ces groupes terroristes parce que si on arrive à évaluer la quantité d’or qui est sortie pendant l’occupation de ces groupes terroristes dans la région de l’Est en 2018, c’est énorme car c’est estimé à des milliards !
Li: Qui exploite l’or ?
MS:Ils laissent les populations exploiter et ils rachètent, le revend soit à l’intérieur du Burkina, soit au Ghana, Togo, Benin ou ailleurs. Pour ce qui est de leur financement, la question qui se pose est de savoir comment ils ont réussi à écouler toute cette marchandise ? mais vous saviez que l’or n’est pas compliqué à écouler, de même que les ivoires, ils ont donc des produits qui sont recherchés sur la place du marché et facilement ils ont des acquéreurs.
Li: La Mauritanie est soupçonnée par plusieurs observateurs d’être une base arrière pour les terroristes, qu’en savez-vous ?
MS:La Mauritanie a bien su jouer son rôle en revoyant sa stratégie de résilience ,en combinant la force et la diplomatie .Si vous remarquez l’armée mauritanienne qui était carrément détruite ,est aujourd’hui une des armées les plus sophistiquées de la sous-région .Quand vous prenez les pays du G5 ,après le Tchad c’est l’armée mauritanienne qui est la plus puissante et donc non seulement ils ont pu réorganiser leur système sécuritaire mais en plus ils ont su se faire des bons contacts au sein de ces groupes-terroristes de tel sorte que ces contacts permettent d’éviter la confrontation et d’éviter de temps en temps les attaques .Donc Ils ont su allier la force et la diplomatie .Avant d’aller à la diplomatie ,ils se sont mis au même niveau des groupes, c’est à dire remonter d’abord sa côte avant de commencer à discuter avec ces groupes .
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Li: Est-ce que cela ne risque pas de devenir comme le cas du Burkina sous le régime Compaoré, avec les terroristes, ou après l’insurrection le Burkina paie le prix ?
MS:Oui, il y a des fortes chances que ça revienne mais si y a une accalmie ils vont profiter pour bien former leurs hommes, pour mieux se préparer à un éventuel retour de ces groupes, donc je pense que c’est une stratégie qui est propre à leur président qui vient de partir. Peut-être que l’autre qui vient va changer de stratégie.
Li: Cela nous permet de parler des négociations, un journal avait révélé que le président Roch KABORE avait pris langue avec les groupes terroristes, c’était entre Bamako et Dakar, entre deux voyages, qu’est-ce que vous en savez en tant que chercheur, est ce que vous pensez que c’est possible ?
MS:On est chercheur mais on n’est pas dans le secret de Dieu. Que ce soit pour le cas du Mali (que je connais bien) j’ai participé à un projet organisé par International Crisis group ou il fallait discuter avec les Bad boys, les terroristes. Je crois que le Mali est déjà lancé dans ce sens, le Mali a désigné une structure qu’on appelle « le dialogue humanitaire » qui est chargée de rentrer en contact avec les plus modérés pour discuter. Je pense que ça ne fait pas sens pour le Burkina d’être dans le G5sahel, que les autres pays discutent avec les groupes terroristes et que le Burkina ne négocie pas avec les terroristes. Donc je ne dis pas forcément qu’il faut discuter avec les groupes terroristes mais je pense qu’il va falloir que tous les Etats soient honnêtes les uns envers les autres et aussi harmonisent leurs stratégies dans cette lutte, parce s’il y a d’autres qui ont ouvert des brèches et que d’autres ferment des brèches, ça veut dire que la menace va être braquée sur ceux qui n’ont pas ouvert de brèches Donc il y a une nécessité de reharmoniser leurs stratégies.
Li: Vous n’êtes donc pas contre la négociation ?
MS:Non, je ne suis pas contre la négociation ,si la négociation permet de sauver des vies ,si elle permet au Burkina de stabiliser pour mieux combattre ces groupes terroristes .Quand on parle de négociation ,ne voyez pas ça de façon holistique ,pour atteindre ces groupes, il y a plusieurs niveaux :on a le haut niveau c’est-à-dire le commandement ,qui sont les grands groupes ,on a des intermédiaires et on a aussi la base qui ne connait rien dans la stratégie faite par le haut .Je me dis si on s’intéresse aux intermédiaires, c’est-à-dire ceux qui sont entre la base et le commandement ,on peut trouver des compris parce que généralement ce sont les plus modérés, mais aller directement avec les radicaux ça va être impossible, c’est clair . Quand on parle de négociation ne voyez pas qu’on appelle Lyad Ag Ghali ou les gars de Ansaroul islam et pour s’asseoir ,non il faut aller par la base et aller par des émissaires pour que ça puisse atteindre .
Li: Mais que pensez-vous de la contestation contre les forces étrangères ?
MS:Ces forces étrangères ne sont pas dans ces pays pour leurs beaux yeux. Elles sont là pour protéger les intérêts de leurs pays d’abord avant de protéger les intérêts des pays pour lesquels ils sont venus dépenser des milliards. Mais quels types d’intérêts, c’est à nous de savoir définir quels sont leurs intérêts ? Je sais que si les européens s’intéressent au sahel c’est parce qu’ils veulent limiter la migration vers l’Europe, parce qu’ils ont perdu la Lybie et eux ils savent que de Agadez en passant par le Mali et la Mauritanie, tous ces migrants vont se déporter vers l’Europe ce qui va encore créer une insécurité pour l’Europe. C’est le premier intérêt, stopper la vague migratoire. Le deuxième aussi ce sont des intérêts bilatéraux entre la France et les autres pays que nous ne savons pas réellement. Mais ce qui est clair, ils sont prêts à financer pour stopper la migration.
Propos recueillis par :
Albert Nagreogo
Siébou Kansié
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