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[Interview] «J’aimerais réécrire l’histoire, ramener un nouveau trophée et offrir cette victoire à mon pays», Chloé Aïcha Boro

Réalisatrice burkinabè, Chloé Aïcha Boro

Réalisatrice burkinabè, Chloé Aïcha Boro s’impose par son regard affûté sur la société et son engagement à travers l’image. Après plusieurs documentaires remarqués, elle franchit un nouveau cap avec son premier long métrage de fiction, «Les Invertueuses», sélectionné en compétition officielle à la 29e édition du FESPACO. Dans cet entretien accordé à Libreinfo.net, celle qui a été journaliste dans une autre vie revient sur son parcours, ses inspirations et sa vision du 7e art en Afrique.

Propos recueillis par André-Martin Bado

Libreinfo.net : Comment êtes-vous passée du journalisme à la réalisation cinématographique ?

Le cinéma, c’est un amour d’enfance. Petite, j’ai passé une partie de mon enfance chez un oncle, une figure emblématique de l’islam local à Dédougou. Il était un croyant fervent et une figure paternelle pour moi. Le soir, notre seule distraction était la télévision en noir et blanc.

Nous étions nombreux : les enfants du voisinage, ceux de ses trois épouses (quatre plus tard), et les « pièces rapportées » comme moi, puisqu’il était le grand frère de ma mère. On s’asseyait sur le sol lisse pour regarder la télévision.

Quand il y avait des scènes de violence, cela ne posait pas de problème à mon oncle. En revanche, dès qu’une scène équivoque apparaissait – un simple baiser, par exemple –, il ne changeait pas de chaîne, mais il se retournait pour scruter nos réactions. Il cherchait à voir qui continuait à regarder l’écran, comme s’il voulait démasquer « celui qui portait le démon en lui ». Il fallait alors faire semblant de disparaître tout en restant sur place : chercher sa chaussure, parler à son voisin, se gratter la tête… Mais inévitablement, il finissait par décréter que l’un de nous ne s’était pas assez effacé.

C’est alors qu’il tendait la main avec la télécommande, et dans mon regard d’enfant, je voyais ses veines saillantes, pleines de puissance. Puis, il éteignait la télé en lançant sa phrase mythique : « De toute façon, pour les Blancs, il n’y aura pas de jugement, c’est l’enfer direct. »

Nous sortions alors frustrés. Mes cousins maudissaient ces « Blancs impudiques » qui nous empêchaient de voir la fin des films. Moi, du haut de mes 5, 6, 7 ans, je disais toujours : « Moi, quand je serai grande, je ferai des films. » Non pas tant pour raconter des histoires, mais pour récupérer le pouvoir de la télécommande, ce pouvoir absolu que mon oncle détenait.

Plus tard, je me suis orientée vers des sujets de société et des thématiques militantes. Mais faire du cinéma nécessite des moyens. Soit on fait une école de cinéma – ce qui n’était pas envisageable pour moi, car elles sont souvent réservées aux enfants de riches –, soit on finance soi-même ses premiers films, ce qui était tout aussi inaccessible à l’époque.

Le journalisme est alors devenu une porte d’entrée. C’était un moyen d’aborder des sujets de société en attendant de pouvoir faire du cinéma. Sans l’avoir planifié, c’est ainsi que la vie m’a menée vers la réalisation.

«Le cinéma, c'est un amour d'enfance», Chloé Aïcha Boro
«Le cinéma, c’est un amour d’enfance», Chloé Aïcha Boro

Libreinfo.net : Que représente pour vous cette sélection à la 29ᵉ édition du FESPACO ?

C’est énorme de me dire que je suis en compétition, enfin en compétition… Je suis dans la même compétition qu’un grand cinéaste comme Dani Kouyaté. On parle quand même du réalisateur de Sia, le rêve du python. Je trouve ça dingue.

J’ai mis une semaine à le réaliser, à me dire que c’est vrai. Voir mon film en compétition aux côtés d’un si grand nom du cinéma… Quand Sia, le rêve du python, sortait, à l’époque, s’il avait fallu payer son billet pour aller voir le film, je n’aurais même pas pu me le permettre. Je crois que j’étais encore sur les bancs d’école. Et à l’époque, on regardait Dani Kouyaté avec des yeux d’enfant, sans même oser rêver de l’approcher.

Je ne dis pas que je suis en compétition avec lui, attention au mot, mais être dans la même sélection qu’un si grand nom du cinéma, c’est dingue. Et là, ce sont les journalistes qui m’ont fait prendre conscience d’une autre chose : nous sommes deux à représenter tout un pays, qui a les yeux rivés sur nous et attend quelque chose. C’est une lourde responsabilité, mais en même temps, c’est un immense honneur.

J’ai envie d’être à la hauteur, j’ai tellement envie. C’est mon rêve, mon aspiration, ma prière, ma volonté profonde. J’aimerais tellement ramener le trophée au peuple burkinabè. Ce serait un miracle, ce serait prodigieux, ce serait incroyable, ce serait tout simplement grandiose. On a le droit de rêver.

Libreinfo.net : Les Invertueuses, votre premier long métrage de fiction, est en compétition pour l’Étalon d’or de Yennenga. Qu’est-ce qui vous a motivée à passer du documentaire à la fiction ?

Il faut savoir que je voulais faire de la fiction au départ. J’ai toujours voulu faire de la fiction. Mais, comme je disais, le cinéma, c’est une question d’argent.

Les documentaires, on peut en faire sans argent. À part mon dernier documentaire, Al djanat, qui a été 100 % financé, tous mes autres documentaires ont commencé en autoproduction. J’ai tourné avec mes propres moyens jusqu’à avoir assez d’images pour aller convaincre des bailleurs de fonds de me suivre et financer le projet. Un documentaire, c’est une petite équipe : on est toujours trois sur mes films, moi, le cadreur et l’ingénieur du son. Avec une somme relativement modeste, on peut partir et tourner.

La fiction, j’ai toujours voulu en faire. J’ai écrit des scénarios. Le premier, je l’ai écrit alors que j’étais encore sur les bancs. Mais je ne l’ai toujours pas tourné, faute de financement. Cela fait presque 20 ans que j’ai écrit ce scénario. La première version date d’avant ma rencontre avec le père de mes fils. Or, mon fils Galliam a aujourd’hui 17 ans.

Ce film raconte l’histoire de Sangoulé Lamizana ou, en tout cas, est librement inspiré du soulèvement populaire du 3 janvier 1966 au Burkina Faso. Mais la fiction demande énormément d’argent, que je n’ai pas.

Les Invertueuses a aussi été autoproduit. J’ai fait en sorte d’avoir un décor presqu’unique pour minimiser les coûts, et beaucoup de gens ont travaillé presque bénévolement sur ce projet. Sinon, cela n’aurait pas été possible.

Cela ne veut pas dire que je n’aime pas le documentaire. J’aime énormément ce genre, pour ce qu’il permet d’exprimer, pour ces moments de vérité qu’il capte chez les gens.

Libreinfo.net : Quels ont été les principaux défis rencontrés lors de la réalisation de ce premier long métrage de fiction ?

Le principal défi était le manque de financement. Autoproduire un film de fiction est une épreuve complexe. Lorsqu’une équipe travaille avec une rémunération symbolique ou presque bénévole, l’enthousiasme des premiers jours s’effrite rapidement. Très vite, les difficultés surgissent, notamment en raison du sentiment de redevabilité envers ceux qui s’investissent dans le projet.

Ce fut une expérience éprouvante. J’ai connu des nuits blanches, parfois trois jours sans dormir, sous une pression constante. Obtenir ce que je souhaitais des équipes était compliqué, faute de budget suffisant. Sans ressources adéquates, il devient difficile d’exiger certains standards.

À chaque étape, l’incertitude régnait : allais-je réussir à mener ce film jusqu’au bout ? Aujourd’hui encore, nous attendons des fonds pour assurer sa sortie. Un financement plus conséquent aurait facilité la production, alléger les tensions sur le tournage et amélioré la qualité du film.

Libreinfo.net : En quoi Les Invertueuses se distingue-t-il des autres films en compétition ?

Difficile de le dire, car je n’ai pas vu les autres films en compétition. J’espère qu’il se démarque par son approche et son propos. Ce qui est certain, c’est que Les Invertueuses est un film de femmes, un film de guerrières. Il traite de la liberté, en particulier de celle des femmes, et interroge la place de leur corps en temps de guerre.

Le corps des femmes est toujours un enjeu de domination et de pouvoir en temps de guerre, et je voulais absolument aborder ce sujet. J’ai voulu montrer comment, dans ces contextes, les femmes se battent pour leur liberté et leur dignité. Est-ce un élément distinctif par rapport aux autres films ? Je l’ignore, mais j’espère que ce film a une singularité.

Libreinfo.net : En 2019, vous avez remporté l’Étalon d’or en documentaire avec Le Loup d’or de Balolé. Quel impact ce prix a-t-il eu sur votre carrière ?

L’Étalon d’or a changé ma vie. Il a marqué un tournant décisif, m’ouvrant les portes du cinéma professionnel. Avant ce prix, je construisais ma carrière progressivement. Mais du jour au lendemain, il m’a propulsée à un autre niveau.

Tout d’un coup, je suis passée du statut de jeune cinéaste en début de parcours à celui d’une réalisatrice reconnue. Ce prix m’a ouvert des portes, m’a donné accès à des financements et à de nouvelles opportunités. J’ai fait un bond de plusieurs années dans ma carrière.

L’Étalon d’or a changé ma vie, me permettant d’évoluer plus vite que je ne l’aurais imaginé. Il m’a apporté de la reconnaissance, de la visibilité et une confiance renouvelée. Pour cela, je suis infiniment reconnaissante au ciel, au FESPACO et au peuple burkinabè. J’aimerais réécrire l’histoire avec eux, ramener un nouveau trophée et offrir cette victoire à mon pays.

Libreinfo.net : En 2023, vous étiez en compétition avec Al Djanat/Le Paradis originel. Comment avez-vous vécu cette expérience ?

J’ai ressenti beaucoup de pression. En arrivant, je me suis mise énormément de pression. Finalement, je suis repartie très heureuse.

Recevoir le Prix de la ville de Ouagadougou a été un véritable honneur, un retour aux sources, car j’ai passé une partie de mon enfance à Ouagadougou. Ce prix avait donc une signification particulière pour moi. Je remercie infiniment la municipalité et les membres du jury pour cette reconnaissance.

Le Prix de l’UEMOA m’a également beaucoup touchée. Il incarne la cohésion entre les États d’Afrique de l’Ouest, et recevoir une distinction à cette échelle est une immense fierté. Je suis remplie de gratitude pour cette reconnaissance.Le FESPACO 2023 a été une belle expérience pour moi.

Libreinfo.net : Comment avez-vous perçu l’évolution du FESPACO depuis votre première participation ?

Ma première participation remonte à 2019. Depuis, j’ai pu constater une évolution positive du festival. Cette question me permet de saluer, sans hypocrisie, le travail des organisateurs. On critique souvent l’organisation du FESPACO, mais c’est un événement d’une ampleur considérable.

Il est facile de juger de l’extérieur, mais en découvrant les coulisses et les défis auxquels font face les équipes, j’ai compris l’ampleur de leur tâche. Les artistes ont aussi leurs exigences, ce qui complexifie davantage la gestion d’un tel événement.

Lors de ma première participation, j’avais un regard plus critique. Aujourd’hui, après avoir observé le travail accompli, je mesure l’engagement nécessaire pour porter un festival de cette envergure. L’organisation évolue, la portée du FESPACO grandit, y compris à l’international. Le festival va dans le bon sens.

«Recevoir le Prix de la ville de Ouagadougou a été un véritable honneur, un retour aux sources»
«Recevoir le Prix de la ville de Ouagadougou a été un véritable honneur, un retour aux sources», Chloé Aïcha Boro

Libreinfo.net : Pensez-vous que le cinéma burkinabè bénéficie aujourd’hui d’un soutien suffisant ?

Non ! Mais il faut reconnaître que le Burkina Faso n’est pas un pays très riche, et c’est déjà louable que les différents gouvernements aient fait l’effort de soutenir le cinéma.

Ce soutien reste insuffisant, il en faudrait plus. Mais est-ce que le pays en a les moyens ? Je l’ignore. Il ne faut pas oublier que le Burkina Faso est en guerre, et l’effort de guerre mobilise sans doute des ressources importantes.

C’est une question complexe : le soutien actuel est appréciable, mais il est loin de répondre aux besoins du secteur cinématographique.

Libreinfo.net : En tant que cinéaste vivant à l’étranger, comment cela influence-t-il votre vision du cinéma africain ?

Je ne sais pas si vivre à l’étranger influence directement ma vision, mais je dirais que le cinéma africain s’ouvre de plus en plus, et je trouve cela salutaire. En revanche, le cinéma burkinabè me semble trop replié sur lui-même.

Il existe, au Burkina, une forme de repli identitaire que je trouve dommage. Comme le disait Joseph Ki-Zerbo, « une identité n’est jamais figée ». Elle évolue avec le temps et les époques.

Au Burkina Faso, nous avons tendance à nous enfermer dans l’idée du « Roõg m miki » – ce principe selon lequel il faut perpétuer ce que nous avons hérité du passé. Pourtant, les sociétés ont le droit d’évoluer et d’adopter de nouvelles perspectives.

Il ne s’agit pas de copier l’Occident, mais de reconnaître que chaque époque a ses sensibilités et ses visions. À mes yeux, une société gagne à aller de l’avant plutôt que de s’enfermer dans le « Roõg m miki ». C’est, en tout cas, ma conviction profonde.

Libreinfo.net : Quel regard portez-vous sur la place des réalisatrices africaines dans l’industrie du cinéma africain ?

Les réalisatrices africaines relèvent d’énormes défis. Il existe de grandes cinéastes qui accomplissent un travail remarquable, allant parfois jusqu’à soulever des montagnes. Leur engagement et leur détermination suscitent une immense fierté.

Elles sont nombreuses, et je préfère ne pas en citer pour ne pas en oublier. Ce qui est certain, c’est que les femmes prennent de plus en plus leur place dans l’industrie du cinéma africain. C’est une évolution positive qui doit se poursuivre.

Libreinfo.net : Quels sont vos projets après le FESPACO ?

Après le FESPACO, j’espère une belle carrière pour Les Invertueuses, au moins aussi réussie que celle de Le Loup d’or de Balolé ou Al-djanat. Une reconnaissance internationale, une visibilité sur les cinq continents, ce serait une grande réussite. Le Loup d’or de Balolé a eu cette opportunité, et j’aimerais que Les Invertueuses connaisse le même parcours.

Mon autre projet est de rapidement mettre en route ma prochaine fiction, qui portera sur le soulèvement populaire du 3 janvier 1966.

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