Les sirènes de la désorganisation institutionnelle sonnent depuis quelques jours au Sénégal. Alors qu’il s’achemine vers la fin de son bail à la tête de l’État et qu’il a annoncé, au soir du 3 juillet 2023, qu’il ne briguerait pas un nouveau mandat présidentiel, Macky Sall brouille les cartes du processus électoral en cours et envoie valser le scrutin initialement prévu le 25 février prochain…
C’était une élection très attendue, et qui devait consolider l’exemplaire copie démocratique du Sénégal dans une géopolitique régionale plutôt délicate. D’autant que la principale vocation des urnes du 25 février 2024 étaient de désigner celui qui présiderait aux destinées de ce pays pour les cinq années à venir.
Il ne s’agit rien moins que d’élire le cinquième président du Sénégal, qui peut s’enorgueillir d’avoir régulièrement organisé, en 64 années d’indépendance, les rendez-vous électoraux que lui imposent la Constitution et sans aucune irruption de l’armée dans la vie politique nationale.
De ce point de vue, est-il besoin de le rappeler, la patrie de Lat Dior est à ce jour l’un des seuls en Afrique de l’Ouest — avec le Cap-Vert — à n’avoir enregistré aucun coup d’État militaire depuis l’indépendance.
Cette posture républicaine de l’armée sénégalaise est d’autant plus appréciable quand on sait que ce pays a constamment vécu des crises sociopolitiques et/ou institutionnelles qu’il a su transcender, notamment dans les urnes. C’était encore le cas en 2012, lorsque l’ancien président Abdoulaye Wade rêvait d’un troisième mandat consécutif à la tête du pays. Finalement autorisé à compétir par le Conseil constitutionnel sur fond de violences qui ont enflammé le Sénégal pendant de longues semaines, le père de Karim Wade — l’un des protagonistes de la présente crise — a été débouté dans les urnes. Il aura cependant créé ce qu’on appelle la « jurisprudence Wade ».
Porté à la tête du pays en 2000 pour un premier septennat — année charnière qui consacre la première véritable alternance au pouvoir —, l’ancien « opposant historique » Abdoulaye Wade avait en effet révisé la Constitution pour ramener la durée du mandat du président de la République de sept à cinq ans.
Et après sa réélection en 2007, l’homme du sopi (changement) avait de nouveau retouché la Loi fondamentale pour rétablir le septennat. Un va-et-vient sur lequel il s’était fondé pour demander à nouveau les suffrages des Sénégalais en 2012.
Le Conseil constitutionnel avait alors rejeté les recours déposés par l’opposition contre cette troisième candidature. De guerre lasse de lutter dans les rues contre ce troisième mandat qu’ils jugeaient indu, les Sénégalais avaient alors dit « Non » à Abdoulaye Wade dans les urnes.
Même Wade, Même Sall…
En son temps, pour dénoncer vigoureusement ce qui était considéré comme une imposture et refuser à Abdoulaye Wade le droit de passer « un jour de plus » à la présidence de la République, un certain Macky Sall arpentait lui aussi les rues dakaroises.
Comment se fait-il alors qu’il reproduit aujourd’hui le même schéma que celui de son prédécesseur, usant ainsi du même stratagème ?
Élu en 2012 pour sept ans, le successeur de Wade a en effet retouché la Constitution pour ramener une fois de plus la durée du mandat présidentiel à cinq ans, demandant même que cette réduction s’applique à l’exercice en cours.
Seulement, pour le Conseil constitutionnel, le septennat entamé en 2012 était « hors de portée » de la réforme constitutionnelle initiée en 2016. Si bien que cinq années après sa réélection en 2019, il a fallu de violentes et intenses manifestations de rue qui ont fait plusieurs morts, avec en toile de fond l’affaire juridico-politique Ousmane Sonko — opposant déclaré et candidat à l’élection présidentielle — pour amener Macky Sall à… renoncer à une nouvelle candidature en 2024 !
Mais la goutte d’eau qui fait déborder le vase aujourd’hui reste ce report annoncé du scrutin présidentiel qui devait se tenir le 25 février prochain.
En prenant une telle décision, lourde de sens et grave de conséquences, celui que le président français, Emmanuel Macron, a nommé le 10 novembre dernier envoyé spécial du Paris Pact for Peace and Planet (4P) écorne dangereusement la vitrine démocratique de son pays.
Un modèle que l’historien Mamadou Diouf juge d’ailleurs surfait, au regard des nombreuses et récurrentes crises qui secouent la vie politique du pays de la Téranga.
Il n’y a finalement que la société civile, forte et déterminée, qui sonne chaque fois la mobilisation pour déjouer, ces 24 dernières années, les manipulations politiques des régimes qui se sont succédé à la tête de ce pays souvent érigé en « parangon de la démocratie ». Une vitrine davantage craquelée et salie par le quatrième président de la République du Sénégal !
Nouvelle tempête institutionnelle
De fait, des contradictions, invectives et même violences ont presque toujours émaillé les processus électoraux au Sénégal, mais ce pays a toujours su retomber sur ses pieds pour avancer.
C’est pourquoi il faut espérer que l’actuelle tempête institutionnelle, née de la décision de Macky Sall de reporter l’élection présidentielle du 25 février 2024, actée ensuite par un vote au parlement qui octroie en plus un bonus de dix mois au chef de l’État, s’apaise par les canaux de la diplomatie, du dialogue, de la concertation.
C’est sans doute le sens de l’explication de texte proposée le 13 février dernier par l’ancien président Abdou Diouf, au lendemain de la déclaration qu’il aurait cosignée avec son successeur, Abdoulaye Wade, et dans laquelle il met en avant le rôle prépondérant dévolu au Conseil constitutionnel en ces temps d’incertitude et d’inquiétudes.
Pour Abdou Diouf en effet, qui tenait à lever toute équivoque quant à sa posture, « le Conseil constitutionnel que j’ai créé en 1992 reste le garant ultime de nos institutions et de notre démocratie. C’est à lui et à lui seul de dire le droit et de prendre les décisions qui s’imposent à tous concernant le calendrier électoral et le respect de la durée du mandat présidentiel ».
Ce sont justement ces deux points qui sont aujourd’hui querellés, remis en cause par la décision du président Macky Sall de révoquer la convocation du corps électoral le 25 février prochain.
Des « réaménagements » que rejettent la société civile sénégalaise, ainsi que des partis politiques de l’opposition et divers corps constitués de la nation qui restent vent debout contre ce qu’ils considèrent comme une violation flagrante de la Constitution et un acte à rebrousse-démocratie.
La précision que vient d’apporter Abdou Diouf dans ce débat à double tranchant dans la préservation des valeurs démocratiques au Sénégal a donc valeur de « démenti diplomatique », puisque l’ancien chef de l’État… « constate, avec regret et tristesse, que la lettre publiée avec (sa) signature et celle du président Abdoulaye Wade, suscite beaucoup d’incompréhension ». Ce qui sous-entend qu’il ne partage pas, lui, Abdou Diouf, le contenu de ce message, et don qu’il n’a pas signé cette lettre. Ambiance…
Clairement, cette missive attribuée aux « Pères de la démocratie sénégalaise » et diffusée le 11 février dernier validait, de facto, le report de l’élection présidentielle au 15 décembre 2024 : « Nous appelons l’ensemble des dirigeants politiques, du pouvoir et de l’opposition, ainsi que les responsables de la société civile, à participer à des discussions franches et loyales, afin que la prochaine élection présidentielle du 15 décembre 2024 soit tenue dans des conditions parfaitement transparentes, inclusives et incontestables. Ils ont le devoir de garantir que notre Sénégal restera un modèle de démocratie pour l’Afrique. L’Histoire les jugera. »
En sacrifiant à ce devoir de clarification, Abdou Diouf, qui s’est toujours tenu à l’écart du débat politique national depuis qu’il a quitté le pouvoir en 2000, met certainement le doigt sur l’essentiel afin de sortir de la crise par le haut.
La décision du Conseil constitutionnel, qui doit se prononcer sur les recours déposés par des candidats pour contester la loi qui fixe la nouvelle date du scrutin au 15 décembre 2024, est donc très attendue. Et pour la majorité des Sénégalais, mais aussi pour beaucoup d’acteurs étatiques et non étatiques internationaux, le jeu électoral doit reprendre ses droits dans les plus brefs délais et non dans dix mois ! On n’en pense d’ailleurs pas moins dans le propre camp politique de Macky Sall, affaibli par cette décision inconvenante !
En attendant, les missi dominici sont à la manœuvre et on annonce une palette de mesures pour désamorcer la bombe, dégonfler la baudruche.
On apprend ainsi que des intermédiaires — notamment le militant des droits humains Alioune Tine et l’homme d’affaires Pierre Goudiaby Atepa — essaient de rapprocher les positions entre Macky Sall et Ousmane Sonko, en prison depuis juillet 2023.
Et pour Pierre Goudiaby Atepa, qui indique sur les antennes de Radio France Internationale avoir été « nommé facilitateur par le président pour voir comment convaincre les uns et les autres d’échanger avec un objectif d’apaisement », la libération prochaine d’Ousmane Sonko serait sur la table et des négociations déjà en cours.
Mieux, précise-t-il, « le président Macky Sall aurait déjà donné ses instructions pour faire libérer dans les prochains jours pas loin d’un millier de personnes en détention préventive après avoir été arrêtés en mars et en juin 2023 ».
Reste à savoir si ces annonces constituent des signes d’espoir pour un apaisement rapide de la surchauffe sociopolitique et de la crise institutionnelle actuelle au Sénégal.
D’autant que du côté de Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef, parti de Ousmane Sonko, dissout), qui affirme n’avoir demandé ni dialogue, ni amnistie, on ne veut rien d’autre que « des élections le plus rapidement possible ».
En tout état de cause, la réclamation phare de l’opposition reste toujours la tenue de l’élection présidentielle le 25 février prochain et le départ de Macky Sall le 2 avril 2024. Là où Macky Sall propose un dialogue national pour produire un consensus politique…
Corde raide
Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il faut, sans tarder, trouver une issue paisible à cette crise.
Or, si le président de la République ne semble pas vouloir reculer sur une décision et un choix qui divisent profondément la société et la classe politique sénégalaises, « Aar Sunu Élection » (Protégeons notre élection), nouveau collectif d’organisations de la société civile, « prévoit toujours une marche samedi 17 février à travers le pays pour protester contre le report de l’élection ».
Ce collectif, qui revendique plusieurs dizaines d’organisations syndicales et de groupes citoyens et religieux, appelle ainsi « tous les Sénégalais à participer, de manière pacifique, à une marche silencieuse pour dire non au report des élections et au prolongement du mandat du président Macky Sall ».
Après une première tentative repoussée et réprimée le 13 février dernier avec trois morts à la clé, « Aar Sunu Élection » compte remettre ça le 17 février prochain.
Autant dire que plus que jamais, Macky Sall, qui était censé transmettre le pouvoir à son successeur le 2 avril prochain, est sur une corde raide…
En attendant, les missi dominici sont à la manœuvre et on annonce une palette de mesures pour désamorcer la bombe, dégonfler la baudruche.
En tout état de cause, la réclamation phare de l’opposition reste toujours la tenue de l’élection présidentielle le 25 février prochain et le départ de Macky Sall le 2 avril 2024.
Là où Macky Sall propose un dialogue national pour produire un consensus politique…